Des actes d’antisémitisme ignobles se sont multipliés ces derniers temps et ont suscité une très légitime et massive réprobation. Chacun à sa manière, nous adhérons aux protestations et au combat contre le racisme et l’antisémitisme.
L’histoire est parfois sollicitée dans ce cadre. C’est de bonne méthode et il est bon de s’interroger, de demander ou de rappeler des travaux historiques, qui n’ont pas nécessairement vocation à déboucher sur une unanimité absolue, mais qui peuvent utilement contribuer à faire émerger quelques savoirs partagés et à préciser les points de discussion ou de désaccord. Des chercheurs aussi divers que Madeleine Rebérioux, Marc Angenot, Michel Dreyfus, Vincent Duclert, Jacqueline Lalouette, Emmanuel Naquet, Perrine Simon-Nahum, Christophe Prochasson, Jean-Numa Ducange, Rémy Pech, Rémy Cazals, Stéphanie Roza, Alain Boscus et bien d’autres, pour nous en tenir aux seuls collègues ayant plus ou moins directement travaillé avec la Société des études jaurésiennes, l’ont fait depuis longtemps. Le travail se poursuit et se poursuivra.Pour ma part, j’avais proposé une communication sur « Jaurès et l’antisémitisme » dans le cadre du colloque Être dreyfusard hier et aujourd’hui dirigé par Gilles Manceron et Emmanuel Naquet et dont les actes ont été publiés aux Presses universitaires de Rennes en 2009. Cet article est d’ailleurs disponible sur ce site.
Il est déplorable, mais pas très surprenant, que, à la périphérie de ce travail, certains cherchent à régler des comptes annexes et dérisoires. Il est toujours possible de se saisir de tel ou tel bout de citation, d’échos de lectures mal assimilées pour avancer ses petits pions politiciens. C’est malheureusement ce qu’entreprend dans Le Figaro du 14 février dernier l’ancien député Bernard Carayon. Passons sur le statut d’« historien officiel » de Jaurès qu’il m’attribue… Sans doute un « essai d’humour » ? Mais il faut vraiment manquer du sens le plus élémentaire du débat pour vouloir faire croire que j’attribuerais à la fatigue les analyses controversées de Jaurès après son voyage en Algérie ! Les lecteurs intéressés peuvent vérifier aisément en se reportant à mon article que cette fatigue est simplement évoquée comme la raison du voyage lui-même, un séjour de vacance et de repos pour l’essentiel. C’est un fait, qui n’est pas au cœur du sujet, une précision historique qu’après Ageron, Rebérioux et quelques autres, il me semblait utile de donner au lecteur qui pouvait s’interroger sur les motivations de ce voyage. Mais il n’est pas possible de discuter avec M. Carayon.
Il en va différemment du dossier réalisé par Le Point. Son éditorialiste M.Pierre-Antoine Delhommais rappelle quelques propos, de Blanqui et de Proudhon au « grand Jaurès » pour lequel il donne sans doute la pire des citations possibles issue de son œuvre profuse. Les éléments du dossier sont connus et ont déjà été discutés. Il est vrai qu’au début des années 1890 l’anticapitalisme de Jaurès se laisse aller à quelques « complaisances » pour reprendre l’expression utilisée par Vincent Duclert dans son article « Antisémitisme en France : les leçons de l’histoire » (Libération, 20 février 2019). C’est provisoire, discontinu, accompagné de polémiques avec les antisémites officiels et organisés et de déclarations nettement antiracistes. Surtout, cela nous semble justement montrer l’importance du tournant fondamental opéré en 1898 par Jaurès, mais aussi par une bonne part du socialisme français et la majorité du socialisme international, avec l’engagement en faveur de Dreyfus. Ce combat va être long et difficile, au moins jusqu’en 1906 date de la reconnaissance tardive de l’innocence de Dreyfus par la Cour de cassation. Jaurès est la cible constante des attaques les plus basses des antisémites et des nationalistes, le défenseur des droits de l’homme aussi bien pour les juifs que pour les autres réprouvés de la bonne société. L’antiracisme devient une notion inséparable de la défense de la République, c’est beaucoup et même essentiel pour les combats du présent et du futur. L’affirmation des droits de l’humanité, l’universalité de ces droits devient la pierre de touche incontournable de son combat et le socialisme est appelé à se refonder et à s’inscrire clairement dans cette perspective. La gauche française et en son sein le socialisme en particulier ne sera peut-être pas toujours à la hauteur de ces ambitions, loin de là, mais ils pourront justement être interpellés sur cette base et devront répondre. C’est pour cela que Jaurès est « grand » pour reprendre le qualificatif employé par Pierre-Antoine Delhommais. Si nous pouvions être un peu légers sur le sujet, nous pourrions nous risquer à le comparer à saint Pierre et à ses reniements dans la nuit qui suit l’arrestation du Christ. Jaurès peut faillir et historiquement il est sûr que certaines de ses formulations sont malheureuses, lamentables ou insoutenables, mais il réfléchit et sa réflexion débouche, sans doute pas toujours, mais du moins très souvent, plus que la moyenne en tout cas, sur des analyses et des solutions comportant davantage d’humanité et porteuses d’émancipation. La raison, le doute critique, l’intelligence collective, le sens des principes restent de bons guides pour déterminer une politique.
Gilles Candar