« Jaurès, du 19ème siècle au 21ème siècle » par Gilles Candar
Dans le cadre des forums régionaux du savoir organisés par l’association Science Action de Rouen, Gilles Candar, président de la Société d’études jaurésiennes est intervenu le 30 octobre 2014 pour évoquer la figure de Jean Jaurès. On peut retrouver dorénavant en ligne la vidéo de sa conférence intitulée « Jaurès, du 19ème siècle au 21ème siècle »
→ La vidéo de la conférence de Gilles Candar en ligneDeux colloques auront lieu au mois de décembre sur l’histoire du socialisme et du marxisme. Jean-Numa Ducange, de la Société d’études jaurésiennes, a participé à l’organisation de ces deux événements.
La Grande Loge de France organise pour la commémoration du centenaire de la mort de Jean Jaurès une conférence publique sur le thème :
"Jean Jaurès : République et religion pour un humanisme spirituel"
Deux intervenants seront présents : Jean-Paul Scot, membre de la Société d’études jaurésiennes et auteur d’un récent livre « Jean Jaurès et le réformisme révolutionnaire » (Seuil), et Eric Vinson, coauteur pour sa part de « Jaurès le prophète » (Albin Michel), écrit en collaboration avec Sophie Viguier-Vinson.
La conférence aura lieu le lundi 24 novembre 2014 à 19H30 ( Temple F.Roosevelt, 8 rue Puteaux, 75017 Paris).
D’avril à septembre 2014, Gilles Candar a tenu une chronique hebdomadaire dans le journal fondé par Jaurès, l’Humanité. Nous terminons la publication sur le site de la Société d’études jaurésiennes de ses chroniques. Quatre derniers thèmes sont ici abordés : tout d’abord Jaurès et les grèves, et plus particulièrement sa position vis-à-vis de la question de la grève générale, thème régulièrement débattu au sein du mouvement ouvrier. Ensuite, on pourra lire la position de Jaurès en ce qui concerne le patronat et enfin la dernière chronique fait le point sur les femmes.
Jaurès et les grèves
Les ouvriers ont le droit de grève en France depuis 1864, mais avec des risques importants : misère en cas de grève longue, licenciements collectifs (lock-out) ou individuels, jusqu'aux blessures et morts causées par des forces de l'ordre brutales ou expéditives : Fourmies (9 morts en 1891), Villeneuve-Saint-Georges (4 morts en 1908) demeurent dans les mémoires, et ce ne sont pas des cas isolés. Au nom de la défense nationale, le gouvernement Briand réquisitionne en 1910 les cheminots en grève et les menace de révocation afin de briser le mouvement de grève de ces salariés relevant alors du secteur privé.
Député républicain, Jaurès n'est pas favorable aux grèves qui divisent les travailleurs et appauvrit le pays. Il les comprend et les accepte quand il prend conscience de la nécessité d'une action organisée pour obtenir des réformes. Mais auparavant, il s'était déjà affirmé solidaire des victimes de la répression. La lutte des classes a chez lui d'abord un fondement moral. Il devient ainsi socialiste et il fait l'expérience de luttes difficiles avec les ouvriers de sa région ou d'ailleurs, car il est souvent appelé en soutien ou en conseil. Il noue avec des militants ouvriers des relations de confiance qui persistent même dans les périodes de divergences. De manière sensible et concrète, il saisit le rôle décisif que peuvent jouer les ouvriers dans le changement de société. Cela n'exclut pas une recherche d'alliances ou de compromis. Il propose vers 1899-1900 d'élire des délégués d'usine chargés de négocier avec la direction. Le projet inquiète le patronat, mais aussi les syndicats et ne se réalise pas.
Jaurès souhaite que les grèves, si elles ont lieu, soient efficaces, fortes et utiles. Il reprend une proposition de Jules Guesde pour qu'elles soient votées par la majorité des suffrages ouvriers concernés, mais alors applicables par tous, la minorité devant respecter le choix majoritaire. Le dialogue avec les syndicalistes révolutionnaires de la CGT et des Bourses du Travail, en plein essor au début du siècle, est souvent rugueux, mais il a lieu. En 1906, Jaurès crée dans L'Humanité une Tribune libre pour les syndicats et coopérateurs qui est maintenue malgré les vives critiques des guesdistes. De son côté, il fait valoir ses arguments, notamment dans ses articles de l'été 1908, sur le déroulement des grèves qu'il souhaite débarrassées de toutes les violences inutiles, décidées et menées de manière démocratique. Les désaccords persistent, mais les contradictions cessent peu à peu de prendre un caractère trop antagoniste entre socialistes et syndicalistes...
L'Humanité, 23 juin 2014
Jaurès et la grève générale
Solidaire des travailleurs, actif dans de grandes grèves ouvrières, qu'il soutient, conseille et critique fraternellement à l'occasion, Jaurès est logiquement confronté à la question de la grève générale. Mot d'ordre autant que forme d'action, celle-ci est popularisée au cours des années 1890 par Fernand Pelloutier, l'animateur des Bourses du Travail, Aristide Briand, avocat et journaliste socialiste alors très à gauche, et par des syndicalistes souvent libertaires. Elle traduit une aspiration à un moyen efficace de révolutionner la société alors que des modes traditionnels : l'insurrection ou la « journée » révolutionnaire, le suffrage universel depuis 1848 apparaissent trop lents et décevants. Le mouvement ouvrier du temps vit avec le souvenir de la Commune : une mémoire glorieuse, mais aussi le traumatisme de la défaite et la volonté de trouver des moyens d'action plus efficaces.
Jaurès se montre d'abord assez réservé. Cela n'a rien d'exceptionnel pour un socialiste. Les « marxistes » et Jules Guesde en tête sont encore bien davantage critiques face à cette nouveauté susceptible de réduire le rôle du parti pour préparer et guider le mouvement révolutionnaire par l'organisation, la propagande et la participation aux élections. Jaurès admet des grèves générales professionnelles, pour un but déterminé, à condition que celui-ci soit largement compris et soutenu par une large partie de l'opinion. Il faut donc préparer, expliquer, et agir quand « la classe ouvrière, dans la profondeur de sa conscience, a accumulé assez d'énergie et de passion ». Le député de Carmaux pense possibles, voire souhaitables, de telles actions pour la journée de huit heures, l'instauration des retraites ou d'un système d'assurance contre le chômage. Il ne croit pas que ce soit un moyen qui permette de précipiter un changement complet de société, car ce serait jouer dangereusement avec la démocratie, avec la conscience ouvrière. Fondamentalement, il ne croit ni aux « coups de majorité », ni aux « coups de main »...
Après 1905, Jaurès approfondit et infléchit ses analyses. Attentif aux événements révolutionnaires en Russie, il reconnaît le rôle que peuvent jouer des grèves générales à objectifs politiques, par exemple dans le cadre d'une stratégie internationale contre la guerre. C'est pourquoi à partir de 1907, il défend au sein de l'Internationale la grève générale simultanée et préventive comme moyen d'action pour empêcher la guerre, soit pour « abattre un gouvernement de crime », soit pour contraindre les gouvernements à avoir recours à l'arbitrage et les empêcher d'aller jusqu'à la guerre.
L'Humanité, 30 juin 2014
Jaurès et les patrons
Défenseur du prolétariat industriel comme de la démocratie paysanne, Jaurès pouvait-il être l'ami des patrons ? Il en connaissait bien sûr, y compris parmi ses amis politiques. Aux origines du socialisme, on rencontre des industriels comme le britannique Robert Owen (1771-1858), le français Jean-Baptiste Godin (1817-1888) ou l'allemand Friedrich Engels (1820-1895). Jeune député républicain, Jaurès fréquente des patrons républicains du Tarn et des hommes d'affaires parisiens. Il ne faut ni rosir, ni noircir ces relations. Elles comptent dans l'apprentissage de la vie, de la comédie humaine et de l'envers du décor qui vont conduire vers un idéal socialiste le jeune philosophe investi en politique. Certains de ses interlocuteurs s'inquiètent rapidement de « la couleur bien vive » qu'il prend ou de son parti pris trop favorable aux ouvriers. Jaurès sait pourtant voir les qualités intellectuelles et morales de nombre d'entrepreneurs et comme il n'est pas homme à dissimuler, il l'explique très simplement dans un article de La Dépêche de Toulouse consacré aux « misères du patronat » (28 mai 1890).
Jaurès est alors un républicain, partisan de réformes sociales et de l'action ouvrière, mais il ne désespère pas de joindre celle-ci aux efforts d'une bourgeoisie progressiste. Il ne tarde pas à se montrer moins optimiste sur les possibilités patronales d'accepter ou de mener des avancées sociales. Il ne pouvait pas savoir que près d'un siècle plus tard son article serait repris, coupé et augmenté, trafiqué par des faussaires cherchant à le faire passer pour un défenseur de l'esprit capitaliste. Il est triste, mais pas trop étonnant, que ce faux soit encore utilisé aujourd'hui à droite ou dans une gauche très libérale et peu informée.
Par la suite, Jaurès socialiste se montre souvent acerbe, mais sans jamais verser dans la haine ou le dénigrement. Lorsqu'il appelle à l'action de classe les ouvriers de Clermont, dénonçant « la misère ouvrière », il répond à un militant qui s'est écrié « À bas Michelin ! » : « Non citoyen, je n'ai jamais prononcé, je ne prononcerai et ma conscience ne prononcera tout bas tout bas aucun nom propre... il ne s'agit ni d'invectiver les hommes ni de les outrager, mais de ruiner un système social qui, même avec des hommes excellents, produit de si détestables effets » (Chamalières, 7 octobre 1906). Dans L'Armée nouvelle (1910), il explique encore ce qu'apporteraient au socialisme les capacités d'initiative, d'organisation et de direction cultivées par la bourgeoisie. Il pense la lutte des classes, ses conditions, sa portée et ses limites, et au-delà. Mais sa perspective est bien d'aller vers un « ordre supérieur », la fin du capitalisme et la souveraineté du travail.
L'Humanité, 1er septembre 2014
Jaurès et les femmes
Jaurès est souvent décrit comme indifférent aux revendications féminines, comprenant mal ces aspirations nouvelles. Certes, il est un homme de son temps, respectueux des conventions : mariages arrangés par les familles, surveillance de la bonne tenue des filles... Il ne pouvait guère en aller autrement. Le ménage Jaurès ne diffère d'ailleurs pas de la plupart des autres foyers de dirigeants socialistes, toutes tendances confondues. L'épouse s'occupe des enfants, de l'intérieur, avec l'aide de domestiques dévouées. L'homme vit pleinement sa vie dans la sphère publique et il entretient la famille. Madame Jaurès est une épouse affectueuse, qui accepte les nombreuses absences de son mari, capable de se battre en duel avec un ministre dans un parc de banlieue un petit matin de Noël ou de partir soutenir les mineurs grévistes de la Loire juste avant le réveillon du 31 décembre 1899.
Mais là aussi, Jaurès réfléchit, se montre capable de bouger, d'imaginer autre chose, aidé par son intelligence et sa sensibilité. Il voit la société changer. Les femmes ont toujours travaillé, mais elles le font désormais autrement : Jaurès le constate dans La Dépêche de Toulouse (10 janvier 1907) : « dans toutes les branches [...] la femme assume la même fonction que l'homme. Elle devient de plus en plus, dans l'ordre économique, une personne identique à l'homme. Comment de cette identité d'existence et de fonction ne résulterait pas l'identité des droits et des revendications ? » Il soutient ces revendications, y compris le droit de vote et d'éligibilité à toutes les élections. Les congrès socialistes de Limoges et de Nancy comme celui de l'Internationale (Stuttgart, 1907) font de même. Sur le modèle éprouvé du 1er mai, le congrès international suivant (Copenhague, 1910) institue une journée pour le droit des femmes le 8 mars. En 1914, elle est célébrée pour la première fois en France par les socialistes.
Derrière les bonnes intentions proclamées, il est vrai que les socialistes se mobilisent peu, craignant les effets immédiats du suffrage féminin, obnubilés par leur combat « principal » pour la représentation proportionnelle. Les revendications féminines sont reportées en fin de programme... Mais Jaurès chemine. Il attend beaucoup de la mobilisation des femmes pour la paix, salue à l'occasion le mouvement suffragiste des Britanniques, défend les revendications sociales, bataille à la Chambre pour obtenir en faveur des institutrices un salaire égal pour un travail égal (1913). Aujourd'hui encore, il ne s'agit pas de « revenir à Jaurès », mais de prolonger son combat pour l'émancipation.
L'Humanité, 8 septembre 2014
© Gilles Candar
D’avril à septembre 2014, Gilles Candar a tenu une chronique hebdomadaire dans le journal fondé par Jaurès, l’Humanité. Nous continuons la publication sur le site de la Société d’études jaurésiennes de ses chroniques. Quatre nouveaux thèmes sont ici abordés : Jaurès, profondément internationaliste, s’est préoccupé de la diplomatie et des relations internationales. Dans ce cadre, il a porté un regard particulier sur la question des travailleurs immigrés. Attaché à l’émancipation sociale, il a également insisté sur le rôle bénéfique des syndicats. Enfin, conscient que le socialisme devait construire une humanité nouvelle, Jaurès s’est également penché sur le sport et l’éducation physique.
Jaurès et la diplomatie
La discussion du traité transatlantique sur le commerce entre l'Union européenne et les États-Unis d'Amérique pose à nouveau la question de la diplomatie secrète. Cette question n'est pas nouvelle. Elle constitue ainsi une des grandes critiques portées par Jaurès contre la diplomatie de son temps. Après L'Armée nouvelle, il aurait voulu écrire un livre sur la diplomatie que mènerait une France socialiste.
Comme souvent, face à ses critiques, ses adversaires accusent Jaurès de naïveté et d'idéalisme parce qu'il s'en prend aux traités secrets, aux combinaisons tortueuses nouées par des diplomates qui évitent de se référer aux assemblées élues, au suffrage universel et à la discussion publique. Pourtant, Jaurès persiste dans ses mises en garde. C'est pour lui essentiel. En République, les citoyens ont le droit de savoir. Le régime parlementaire alors en vigueur permet aux citoyens par l'intermédiaire de leurs élus d'interroger, de demander et d'obtenir une réponse sur les moindres détails du fonctionnement de l'administration, de la marche de la justice ou des affaires, des déclarations publiques des responsables, sauf dans le domaine réservé de la politique extérieure, réservé de fait aux ministres, aux hommes d'affaire et de presse, à une élite informée et s'estimant compétente. Jaurès s'en indigne. Quand nous demandons si la France est liée, quel est le contenu du traité qui nous lie à la Russie, dit-il, « quand nous demandons cela pour vous, on nous répond : vous n'avez rien à savoir, et le demander est un scandale et le demander est un sacrilège.... » et il conclut : « Et on vous appelle le peuple souverain ! Souverain dans les questions secondaires, esclave et muet dans les questions primordiales ! » (discours de Levallois-Perret, 27 février 1904).
Il est possible de dire beaucoup de choses sur la politique internationale de Jaurès, de discuter ses analyses, son évolution... Mais il est un principe constant chez lui : en démocratie, la seule méthode qui vaille, c'est d'exposer franchement et clairement ses positions devant l'opinion, et de recevoir un mandat pour les défendre. S'il apparaît nécessaire de les modifier, on s'en explique à nouveau devant le pays et ses institutions représentatives. Il ne faut pas non plus, nous y reviendrons, transformer Jaurès en partisan béat d'une ouverture économique totale. Pour bien se faire comprendre, il peut même avoir recours à des images plus simples qu'à l'ordinaire : « Il ne faut pas fermer sa fenêtre. Il ne faut pas non plus se pencher à la fenêtre si fort que l'on tombe dans la rue. » (Chambre des députés, 26 janvier 1911).
L'Humanité, 19 mai 2014
Jaurès et les travailleurs immigrés
Les migrations de population ne sont évidemment pas un phénomène récent. En Europe, les XIXe et XXe siècles sont marqués par de très forts courants migratoires, avec une situation particulière pour la France dont la natalité baisse plus rapidement que dans les autres pays. Sous la IIIe République, l'immigration y est constamment plus importante que l'émigration. La France compte 1 150 000 étrangers lors du recensement de 1911. Héritiers du boulangisme et de l'antidreyfusisme, les nationalistes dénoncent cette situation. L'ennemi est souvent intérieur et les « mauvais Français » juifs ou protestants, laïques ou franc-maçons sont constamment dénoncés, mais ils sont de plus en plus présentés comme servant l'étranger et aidés par l'afflux de travailleurs étrangers qui feraient baisser les salaires et porteraient atteinte à l'identité nationale.
La question passionne Jaurès. Nous reviendrons un jour sur ses analyses concernant l'Amérique latine. Sur la France elle-même, il n'hésite pas à écrire dans L'Humanité du 28 juin 1914 : « Il n'y a pas de plus grave problème que celui de la main d'œuvre étrangère ». Il ignore bien évidemment que ce même jour l'archiduc héritier d'Autriche-Hongrie va être assassiné à Sarajevo... et que d'autres problèmes vont dramatiquement et pour longtemps surgir au premier plan de la scène. La réponse de Jaurès est intéressante car elle est des plus nettes alors qu'au sein du socialisme français et international se manifeste sur le sujet une grande variété de positions. Pour Jaurès, les maîtres mots doivent être « liberté » et « solidarité ». Il dénonce la puérilité des partisans de la préférence nationale, qui réclament avec véhémence des mesures antiéconomiques et porteurs de divisions, mais il entend veiller aussi à ce que la main d'œuvre étrangère ne soit pas utilisée par le patronat pour avilir les salaires. Il réclame un salaire minimum et des accords collectifs, plusieurs décennies avant que ceux-ci ne soient institués sous la pression des mouvements sociaux conjugués avec une représentation politique plus progressiste... Il est donc certain qu'il n'aurait pas accepté des mesures européennes de statut détaché permettant d'utiliser à moindre coût une main d'œuvre étrangère. Jaurès est très attentif aussi à la liberté d'action des ouvriers étrangers « contre l'arbitraire administratif et policier ». Ils doivent pouvoir s'organiser et lutter « sans crainte d'expulsion ». Le radical Clemenceau, ministre de l'Intérieur, est d'un autre avis : les travailleurs étrangers n'ont rien à faire dans des manifestations politiques ou syndicales. Diversité de la gauche française...
L'Humanité, 26 mai 2014
Jaurès, les sports et l'éducation physique
Jaurès passerait difficilement pour un grand sportif ! Affaire d'époque en partie : rugby, football, cyclisme et athlétisme émergent et s'installent avec la génération suivante, alors que lui-même est déjà un adulte avancé. Et pourtant, ce monde ne lui est pas étranger. D'abord, il fait ce qu'il peut ! Il marche, beaucoup et avec plaisir, aussi bien à la campagne qu'en ville. C'est le Jaurès « de plein air et de bois d'automne », « dont le pied sonnait sur le sol dur des routes » que sait décrire avec encore de l'affection Charles Péguy. Il a des qualités sportives : la persévérance, le courage... Et il a de la curiosité. Il essaie. Sans trop de réussite, il s'initie au vélo, en passe de devenir l'accessoire obligé des Jeunes Socialistes et des « hommes de confiance », l'ancêtre du service d'ordre des manifestations du XXe siècle. En visite à Malmö, ville suédoise, il s'exerce sur les espaliers d'une salle de gymnastique...
Responsable politique, il encourage constamment l'éducation physique. Maire-adjoint de Toulouse, il refuse le militarisme des bataillons scolaires, mais il soutient la gymnastique, à l'école et au-dehors, par le biais des associations, afin d'obtenir des « jeunes gens robustes, souples et habiles ». Député, dirigeant socialiste, il soutient toujours à la tribune de la Chambre ou dans L'Armée nouvelle cette partie jugée essentielle de l'éducation. Il encourage « l'élan, les jeux où l'être se donne tout entier ». Il s'ouvre aux sports individuels ou d'équipe, patronnant dès 1908 la création d'une rubrique sportive dans L'Humanité, augmentée au début de 1913, lorsque Henry Dispan de Floran, jeune juriste fils d'un enseignant socialiste, passionné de boxe et de rugby, vient épauler le pionnier Henri Kleynhoff. Tous deux seront tués à la guerre, le commandant Kleynhoff en 1916 et Dispan, pacifiste dès le début, en 1918.
En même temps, Jaurès pressent les dangers de l'utilisation des sports par la société capitaliste, leur « énorme exploitation industrielle », leur transformation en « spectacle à grand fracas ». Il voit le risque de l'exaltation exclusive de « la force la plus grossière » et l'instrumentalisation possible dans les affrontements entre nations ou à l'échelle des civilisations. Il se montre attaché à un esprit olympique étendu à tous. Le sport pour lui reste un aspect particulier du développement général de l'être humain. Les mots sont parfois ceux de son époque, du moins ceux d'un professeur épris d'humanisme antique, cherchant à comprendre la nouveauté, mais ses préoccupations n'ont rien perdu de leur actualité.
L'Humanité, 2 juin 2014
Jaurès et les syndicats
Jaurès a vécu la naissance officielle et le développement du syndicalisme en France. La République modérée, héritière des conceptions individualistes et libérales de la Révolution française, hésite un peu avant de légaliser les syndicats. C'est chose faite en mars 1884 avec la loi Waldeck-Rousseau, du nom du ministre de l'Intérieur de l'époque. Les syndicats qui existaient déjà se méfient tout d'abord et craignent un contrôle gouvernemental, voire une mainmise idéologique. Mais la loi facilite de fait leur essor et leur organisation.
Jeune député républicain, Jaurès se singularise en allant à la rencontre des organisations ouvrières, en discutant avec leurs représentants et leurs militants. Il participe ainsi dès janvier 1886 au congrès de la Fédération nationale des mineurs qui se tient à Saint-Étienne. Il discute avec eux de leurs revendications, cherche à les faire adopter par la loi, en partie ou en totalité. C'est pour lui à la fois une nécessité sociale, politique et morale. Social car la détresse ouvrière est telle qu'il faut agir au plus vite. Politique car Jaurès comprend bien que sinon les milieux populaires vont se détourner de la République et se tourner vers la démagogie « césarienne », « boulangiste » ou nationaliste, comme en 1889 lorsque les mineurs de Carmaux votent en masse pour leur patron, Ludovic de Solages, conservateur mais paternaliste. Moral car l'idéaliste Jaurès ne conçoit pas que l'humanité puisse fonctionner avec autant d'injustices et d'inégalités. Cela lui est intolérable.
Jaurès s'intéresse aux divers aspects de la lutte : revendications sociales, droits politiques, conquête d'une dignité et d'une fierté ouvrières. Cette solidarité scelle son entrée dans le socialisme politique en 1892-1893. Les travailleurs peuvent compter sur Jaurès pour les défendre à la Chambre et dans la presse contre l'arbitraire, la répression patronale et gouvernementale. Après avoir soutenu la lutte des mineurs pour que leur responsable Calvignac puisse exercer ses fonctions de maire de Carmaux, Jaurès soutient les verriers solidaires de leur leader licencié, Marien Baudot, et de ce fait tous renvoyés par leur patron, un « républicain » hostile au syndicalisme. Il exalte à la Chambre « les meneurs (...) levés avant l'aube »... Mais tout en reconnaissant l'indépendance entière des organisations ouvrières, Jaurès les conseille aussi, il donne son avis sur les formes et modalités de l'action, la grève, les conditions de la prise de décision, sa conduite et ses conséquences. Situation et équilibre délicats, dont l'examen nécessite au moins une nouvelle chronique...
L'Humanité, 16 juin 2014
© Gilles Candar
D’avril à septembre 2014, Gilles Candar a tenu une chronique hebdomadaire dans le journal fondé par Jaurès, l’Humanité. Nous commençons la publication sur le site de la Société d’études jaurésiennes de ses chroniques ; quatre thèmes sont ici abordés : le respect de la politique, le rapport à la patrie et à l’Europe, la laïcité et la question des retraites. Huit autres thèmes seront très prochainement mis en ligne.
Le respect de la politique (L'Humanité, 14 avril 2014)
Jaurès était un personnage d'exception. Mais une tradition plus ou moins bien intentionnée voudrait le présenter en « saint laïque » inadapté à son milieu, à la limite ne comprenant pas les intrigues ou les manœuvres, une force inconsciente d'elle-même diront certains. Pour commencer cette chronique, qui souhaite confronter la vie, l'œuvre et la pensée de Jaurès aux enjeux de notre époque, il me semble nécessaire de rappeler en préalable que Jaurès est bien un homme politique, qui se veut tel et connaît parfaitement les règles du métier.
Il n'aime pas qu'on rabaisse par démagogie la dignité de l'action politique. Il est fier d'être élu, choisi par ses concitoyens. Il combat fréquemment les « calomnieuses sottises » de ceux qui se croient des esprits forts en répétant les éternelles fadaises contre les politiques présentés comme cyniques, cupides et sans valeur. Dans son journal, il admet, encourage ou pratique lui-même la plus vive polémique, mais il n'aime pas les attaques personnelles, les « batailles d'épigramme » pour reprendre une de ses expressions. En tout cas, il combat de face. « Je n'utilise pas des confidences personnelles ou des propos anonymes, je n'insulte pas, je n'outrage pas, je n'insinue pas... » revendique-t-il lors du congrès de Toulouse (1908). La politique doit être affaire de convictions, d'idées à défendre.
Elle n'est pas plus douce pour autant. Jaurès est un grand orateur parlementaire, mais aussi un militant, un homme qui sait se battre, mener de dures campagnes, affronter les insultes et les coups, les chahuts et jets de pierre des adversaires ou les charges de gendarmerie et de la police. Il se bat en duel, par deux fois, de son fait : voici, de sa part, une pratique tombée légitimement en désuétude ! Mais il respecte les autres, même ses adversaires de duel. D'ailleurs, il refuse de se battre avec ceux qu'il méprise... Car sa bienveillance se fonde sur une exigence mutuelle de dignité. « Ne m'outrage pas qui veut » assène-t-il un jour à un des députés braillards du nationalisme. Lui, qui n'est vraiment pas un maniaque de la répression ou de la vengeance, ne transige pas avec le respect dû aux fonctions électives. Un homme politique qui a failli, « ne fût-ce que par étourderie ou par funeste entraînement de camaraderie ou de clientèle », doit impérativement quitter la vie publique et se consacrer à autre chose. Face aux délits financiers, aux manquements à l'honneur, il n'aurait sans doute pas demandé une peine précise, mais à coup sûr, il aurait réclamé l'inéligibilité.
La patrie et l'Europe (L'Humanité, 28 avril 2014)
Jaurès est patriote et internationaliste, c'est entendu. On a répété à l'envie sa fameuse citation, tirée de L'Armée nouvelle : « Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène. »
Reconnaissons que cette formule, comme c'est parfois le cas chez Jaurès, est du meilleur effet oratoire dans une intervention ou un article, mais qu'elle ne permet pas par elle-même de comprendre si facilement ce que veut dire son auteur. On saisit qu'il ne s'agit pas d'une simple association rhétorique de deux notions souvent données comme contradictoires, mais on n'est pas forcément plus avancé pour autant. Il faudrait lire en entier la partie concernée de ce décisif chapitre X du volumineux et touffu livre, ce qui n'est pas si pratique. Pour bien comprendre la phrase de Jaurès, il faut la rapprocher de ce que celui-ci indique dès le départ et martèle sans cesse : la loi de l'évolution domine absolument, il faut introduire partout l'idée de mouvement.
Polémiquant avec Marx, le Marx du Manifeste du parti communiste en tout cas, Jaurès récuse une lecture univoque et purement négative des patries, premières formes de groupements humains et premiers cadres d'une solidarité potentielle agissante. De l'Antiquité aux temps modernes, en passant par Jeanne d'Arc sur laquelle il écrit de fort belles pages, il en dégage les aspects positifs, l'idéal tâtonnant mais réel. La lutte des classes ne nie pas les patries, mais les pousse à se transformer, à évoluer, à passer « de la force à la justice, de la compétition à l'amitié, de la guerre à la fédération ». Les patries ne sont pas appelées à disparaître purement et simplement, mais à s'harmoniser, à se coordonner et à s'unir davantage. Il insiste sur deux points, qui me semblent conserver aujourd'hui toute leur pertinence : les niveaux d'organisation sociale, supérieurs et inférieurs, sont solidaires ; le mouvement ne s'interrompt pas. Une nation libre, indépendante et démocratique ne peut s'insérer que dans un ensemble caractérisé par les mêmes données. Une organisation internationale doit apporter plus de démocratie, de droit et de justice, pas moins, sinon elle se contredit et se condamne à l'impuissance.
Jaurès, osons le parier, aurait été passionné par la construction européenne. Il n'aurait pas transigé sur son caractère démocratique et il ne l'aurait pas voulue non plus transformée en citadelle assiégée, mais insérée dans un projet de démocratie et de paix à vocation universelle.
Jaurès, un laïque du XXIe siècle (L'Humanité, 5 mai 2014)
Jaurès est un des principaux artisans de la loi de Séparation des Églises et de l'État, promulguée en 1905. C'est un des piliers de notre République, qui, rappelons-le en ces temps de doute et de reflux, se définit comme « République indivisible, laïque, démocratique et sociale » depuis la Libération. Les principes de la loi sont simples et il ne faut pas se lasser de les répéter : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes [à quelques restrictions près sur l'ordre public] (article 1). La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte (article 2) ». La suite est affaire de circonstances, de dispositions transitoires, de précisions...
En toutes choses, Jaurès est adepte d'une « large politique ». Il ne pense jamais « étroit ». Sa définition de la laïcité est acceptable par tous. Il l'identifie à la démocratie, à l'égalité des droits pour tous les citoyens quelles que soient leurs origines ou appartenances religieuses. Tout en découle. Les droits sont universels et s'appliquent à l'accès aux services publics, à la cantine comme à l'école ou autre chose. Cela ne donne peut-être pas toutes les applications pratiques, mais cela fournit l'orientation générale. D'autant que Jaurès précise : le secret de la paix n'est pas dans les équivoques, les capitulations, mais « dans la pleine et entière affirmation des doctrines de tous sous le droit commun d'une liberté incontestée ». La liberté constitue le meilleur contre-poison du dogmatisme, il le contraint à s'adapter ou à se dessécher. Il faut trouver des solutions qui évitent le cloisonnement comme la séparation, mais permettent de vivre dans une liberté commune.
Jaurès respecte les croyances religieuses. Il a les siennes, qui ne se rattachent à aucune église, à aucun dogme, qu'il a parfois exposées, surtout dans sa jeunesse. Il respecte le christianisme de sa mère ou de son épouse. Il accepte la communion de sa fille ou d'être le parrain de sa nièce. Il assiste parfois aux offices, pour l'enterrement d'un parent ou d'un ami, voire par curiosité ou intérêt humain. Il s'agit d'événements privés. Personne ne peut l'imaginer représenter la République à une manifestation religieuse d'une confession ou d'une autre. Ce n'est pas réservé à son époque : le général de Gaulle, catholique fervent, mais président de la République, se voulant gardien de la Constitution, s'abstient de communier publiquement. C'est tout simple. Même le pape Jean-Paul II l'avait bien compris : « Le principe de laïcité (…) rappelle la nécessité d’une juste séparation des pouvoirs » (Lettre aux évêques de France, 11 février 2005).
Jaurès et les retraites (L'Humanité, 12 mai 2014)
L'instauration d'un régime de retraite pour les salariés de l'industrie et de l'agriculture est un des combats poursuivis par Jaurès tout au long de sa vie. À l'origine cette réforme appartient plus au programme républicain issu de la Révolution française qu'aux revendications ouvrières car elle semble relever d'un avenir trop lointain. Il faut au demeurant attendre plusieurs décennies avant qu'intervienne un commencement de réalisation. La République bourgeoise hésite. La loi va coûter cher, elle suppose des cotisations des ouvriers et des employeurs, voire une aide de l'État. Et puis elle est d'un mauvais exemple. Un économiste libéral, Léonce de Lavergne, a prévenu : « Quand on est engagé dans cette voie, il n’y a plus de borne. On tombe peu à peu dans le communisme ! »
Une loi encore très modeste et timide, votée en 1906 par la Chambre des députés, amoindrie par le Sénat, est adoptée en 1910. Le Sénat a imposé de reporter l'âge de départ à 65 ans au lieu de 60 ans. Libéraux de droite, mais aussi du centre et de la gauche modérée, défenseurs de l'industrie et du commerce, font valoir les intérêts économiques du pays dans la concurrence internationale, le poids sur les comptes publics. Pourtant à l'époque, moins d'un tiers des ouvriers atteint l'âge de 60 ans et la moitié d'entre eux disparaît avant 65 ans : Paul Lafargue, gendre de Marx, dénonce « la retraite pour les morts ». Les pensions prévues, minimes, ne peuvent constituer qu'un appoint pour le vieux travailleur.
Malgré cela, et même si la majorité de la CGT adopte une position négative, Jaurès combat résolument en faveur du vote de la loi par les socialistes. Avec Édouard Vaillant, l'ancien communard, il veut poser le principe de la triple cotisation (ouvrière et patronale avec un soutien de l'État), ouvrir une brèche dans le droit bourgeois qui fasse admettre que l'assistance ne suffit plus, qu'il faut une assurance sociale contre les risques de chômage, maladie, accident, infirmité et vieillesse, une gestion ouvrière des caisses de retraite et reconnaître l'émergence du salaire indirect, élément de socialisation. Jaurès trouve même en 1912 une majorité avec le radical-socialiste Léon Bourgeois pour avancer à 60 ans l'âge possible de la retraite. La guerre hélas balaie tout cela.
Son orientation fondamentale était d'ouvrir des droits, à portée universelle, afin d'apporter plus de sécurité aux citoyens et aux travailleurs. Un choix de civilisation à l'inverse de ce que préconisent aujourd'hui les néo-libéraux, si influents dans les milieux dirigeants.
© Gilles Candar
Le 31 juillet dernier, la Société d’études jaurésiennes a participé aux cérémonies du centenaire de la disparition de Jean Jaurès. Le matin, plusieurs membres de la SEJ se sont rassemblés au Café du croissant, sur les lieux même de l’assassinat du grand socialiste, afin d’honorer sa mémoire. Dans un second temps, une délégation s’est rendue au Panthéon. Vincent Duclert, co-auteur avec Gilles Candar de la biographie de Jaurès parue aux éditions Fayard et commissaire de l’exposition « Jaurès contemporain », a prononcé une allocution. Voici le texte de son intervention, un des temps forts de cette journée de mémoire :
(photo: droits réservés)
31 juillet 1914 – 31 juillet 2014
Au Panthéon,
sur la tombe de Jaurès
jeudi 31 juillet, 13 heures
Monsieur l’administrateur du Panthéon, Monsieur le directeur du département histoire de la Fondation Jean-Jaurès, Monsieur le président de la Société d’études jaurésiennes, Mesdames et Messieurs les membres du conseil d’administration, chères et chers amis,
Assassinant Jean Jaurès de deux balles de revolver le soir du 31 juillet 1914 au café du Croissant, Raoul Villain pensait débarrasser la France d’un « traître » comme il s’en expliqua aussitôt. Contre cette croyance fanatique et le recours à l’assassinat comme pratique politique, l’acte de Villain a déclenché une révolte pacifique dont l’un des effets a été, incontestablement, le transfert de ses cendres au Panthéon, là où reposent les gloires nationales, un jour de novembre 1924, au milieu des brumes d’automne et de la rumeur du défilé communiste protestant contre la récupération de Jaurès par le Cartel des Gauches.
Une telle révolte on le sait n’a empêché que le XXe siècle pousse à des extrémités terrifiantes le temps des assassins. Du moins le nom de Jaurès a évoqué pour ceux qui le prononçaient un temps de paix, d’humanité, d’engagement pour des sociétés d’égalité, de solidarité pour les emmurés vivants. Il suffisait de penser à ses combats, nombreux, pour donner un sens de justice, de vérité, à de telles évocations. Les héritiers ont parfois travesti les valeurs jaurésiennes dont ils se réclamaient si éloquemment. Mais le nom de Jaurès est resté l’un de ceux qui, dans le monde, a fait résonner de l’espoir, dans la voix des leaders comme chez les plus humbles.
La mémoire de Jaurès ramenait sur l’horizon des possibles un socialisme humain quand le léninisme, le stalinisme, le maoïsme en exhibaient des caricatures édifiantes. Elle ranimait la voie démocratique et sociale de la République quand celle-ci s’abandonnait à la violence, à l’oppression des plus faibles, à la répression des libertés. Elle soutenait l’engagement des intellectuels pour la survie des innocents, la dignité des victimes, pour la lumière sur les tyrannies. Elle signifiait qu’aucun progrès politique n’était réel sans une conscience aigue de la question sociale et une volonté sans faille de la résoudre. La mémoire de Jaurès a permis que la nation ne soit pas un enfermement, que la patrie agisse pour la paix, que le monde soit une valeur et non l’objet de toutes les convoitises. Elle a maintenu une idée de la morale dans la politique, un désintéressement dans le pouvoir, une recherche de vérité et la force de la dire. Elle a déterminé des historiens et des historiennes à écrire l’histoire de Jaurès, à réunir ses écrits, à vouloir comprendre sa pensée et son action, cette postérité considérable qui a suivi sa mort. Sa mémoire a inspiré des essais et des plaidoyers, elle a accompagné des projets et des programmes, elle a entraîné des baptêmes de fondation ou de section de parti. Approchant des « années Jaurès », le cent-cinquantenaire de sa naissance, le centenaire de sa mort, elle s’est exprimée dans de nombreuses initiatives, des hommages solennels ou populaires, des discours et des reconnaissances.
Cette immensité de la mémoire de Jaurès n’a pas signifié pour autant qu’elle ne fut pas et qu’elle ne reste pas disputée. L’étendue des registres d’action et de pensée de Jaurès a pu suggérer plusieurs Jaurès, lesquels allaient permettre aux partis de gauche de se distinguer les uns des autres et même d’amener la droite républicaine à s’y intéresser. En période de recherche d’unité de la gauche, cette multiplicité jaurésienne est essentielle pour construire de la synthèse. En période de désaccord, elle vient opposer les familles politiques se déchirant pour le précieux héritage. Du révolutionnaire au républicain, de l’internationaliste au patriote, de l’apôtre pacifiste au théoricien de la défense, de l’homme de parti à l’intellectuel critique, du théoricien à l’historien philosophe, il y a de nombreux Jaurès. Les mémoires militantes légitimement se nourrissent de ces figures plurielles. Pourtant, et c’est là l’importance de l’homme, il y a une unité jaurésienne qui repose sur quelques principes d’action et de pensée, le premier d’entre eux les liant précisément l’action et la pensée, indissolublement.
La question sociale que l’on ne doit jamais refuser et toujours tenter de comprendre, de résoudre.
La justice qu’il a défendue en toute occasion, la justice contre l’arbitraire des jugements et l’injustice sociale.
La vérité qu’il a tenue comme une morale politique et qui le définissait comme intellectuel, comme historien, comme philosophe.
La République qu’il n’a jamais abandonnée, à laquelle il a consacré plusieurs de ses plus grands combats.
Le courage précisément de combattre, de s’engager dans des luttes périlleuses dont la nécessité lui apparaissait si impérieuse : la solidarité pour les mineurs de Carmaux et les morts de Fourmies, de Courrières, de Villeneuve-Saint-Georges, la révolte contre la misère ouvrière et paysanne, la honte devant l’égoïsme de classe et la corruption des élites, la défense des Arméniens décimés dans l’empire ottoman, l’engagement pour le capitaine Dreyfus déporté à l’île du Diable, la dénonciation des massacres coloniaux. Enfin, le combat contre la guerre générale dont il avait compris, en historien philosophe, qu’elle allait détruire les sociétés et projeter les Etats dans la démesure de la violence.
Ces combats où Jaurès sut mobiliser toutes ses ressources intellectuelles, politiques, personnelles, où il sut rassembler autour de lui des collectivités nombreuses en firent, même avant son assassinat, un personnage de légende. Une mythologie jaurésienne était née. Elle donna à sa mémoire posthume, brusquement convoquée le 31 juillet 19914, une puissance sans équivalent. Ce courage qu’on lui reconnaissait enseignait aux personnes, aux citoyens, aux invisibles des sociétés qu’eux-mêmes pouvaient s’engager, qu’ils ne devaient jamais accepter, pour eux-mêmes comme pour les autres, l’injustice, la violence et la domination. Jaurès et plus tard son souvenir vivant ont permis que la politique pénètre la société et change jusqu’à ceux qui en étaient exclus. Il fait aimer la politique et l’a ouverte au monde. Il en a défini la dignité et la gloire, faites de l’héroïsme des valeurs de raison et de vérité qu’il salue dans son éloge de Francis de Pressensé à ses obsèques à Paris, le 22 janvier 1914. Contre le monstre de la guerre et sa culture de mort, Jaurès a opposé la force et le courage de l’engagement pour la liberté.
C’est le sens des combats jaurésiens qui est rappelé ici, à côté des cendres de Victor Schœlcher, d’Emile Zola, de Jean Moulin, et bientôt celles de Pierre Brossolette, de Geneviève de Gaulle-Anthonioz, de Germaine Tillion, de Jean Zay. Jaurès au Panthéon éveille la vocation civique du monument. La liberté s’éclaire des ombres de l’histoire. C’est cette flamme que nous ranimons ici, en ce jour anniversaire de l’assassinat de Jaurès, et par l’œuvre de connaissance que poursuit depuis ses premières armes la Société d’études jaurésiennes et qu’éclaire aujourd’hui l’exposition présentée dans la nef pour le centenaire de 1914.
Vincent Duclert
Membre du conseil d’administration
Commissaire de l’exposition du Panthéon « Jaurès contemporain, 1914-2014 »
La Société d’études jaurésiennes se réunira le 31 juillet 2014 au Café du Croissant à 8h15.
Les participants sont invités à se munir d’une rose qui sera déposée devant la plaque de la LDH, à l’endroit où Jaurès a été assassiné.
Gilles Candar prononcera à cette occasion une allocution.
Au même endroit, plusieurs hommages seront rendus à Jaurès par la suite :
A 9H30 hommage du président de la République François Hollande à Jaurès.
A 9 h 45/10 h cérémonie de la municipalité de Paris et dépôt de gerbe.
A 11 h rendez-vous de L'Humanité avec allocution de Patrick Le Hyaric et dépôt de gerbe.
A 11 h 45 rendez-vous du PS avec allocution de Jean-Christophe Cambadélis et dépôt de gerbe.
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La radio RFI consacre une émission sur l’assassinat de Jaurès au Café à partir de 7 heures, avec Gilles Candar et Jacqueline Lalouette.
D’autres initiatives et célébrations auront lieu tout au long de la journée.
Une délégation de la Société d'études jaurésiennes se rendra également au Panthéon à 13h: dépôt de
fleurs et allocutions de Philippe Bélaval, président du Centre des monumentss nationaux et de Vincent
Duclert, commissaire de l'exposition " Jaurès contemporain" pour la SEJ.
Nous vous attendons nombreux pour rendre hommage à Jaurès à cette occasion.
Conférences dans le cadre de l’exposition au Panthéon « Jaurès contemporain, 1914-2014 »
L’exposition « Jaurès contemporain, 1914-2014 » se déroule au Panthéon, du 26 juin au 11 novembre 2014. Présentée par l’historien Vincent Duclert, elle revient sur l’histoire de Jaurès et sur son influence jusqu’à nos jours. Un cycle de conférences accompagne l’exposition :
Le programme : de 16h45 à 18h, dans la bibliothèque Jean Jaurès du Panthéon
6 juillet Les combats de Jaurès ( Gérard Lindeperg)
8 juillet Jaurès et les droits de l’Homme (Emmanuel Naquet)
10 juillet Jaurès républicain (Vincent Duclert)
12 juillet Jaurès contre la guerre : images d’un combat héroïque (Eric Lafon et Frédéric Cépède)
16 juillet Jaurès Journaliste ( Marie Aynié)
18 juillet Jaurès socialiste ( Emmanuel Jousse)
20 juillet Jaurès militant ( Benoît Kermoal)
22 juillet Jaurès et le monde ( Gilles Candar)
24 juillet Jaurès et la question sociale ( Marion Fontaine)
26 juillet Jaurès et la culture ( Paul Marcus)
28 juillet Jaurès et la colonisation ( Gilles Manceron)
30 juillet Jaurès assassiné (Jacqueline Lalouette)