« Jaurès, du 19ème siècle au 21ème siècle » par Gilles Candar
Dans le cadre des forums régionaux du savoir organisés par l’association Science Action de Rouen, Gilles Candar, président de la Société d’études jaurésiennes est intervenu le 30 octobre 2014 pour évoquer la figure de Jean Jaurès. On peut retrouver dorénavant en ligne la vidéo de sa conférence intitulée « Jaurès, du 19ème siècle au 21ème siècle »
→ La vidéo de la conférence de Gilles Candar en ligneDeux colloques auront lieu au mois de décembre sur l’histoire du socialisme et du marxisme. Jean-Numa Ducange, de la Société d’études jaurésiennes, a participé à l’organisation de ces deux événements.
La Grande Loge de France organise pour la commémoration du centenaire de la mort de Jean Jaurès une conférence publique sur le thème :
"Jean Jaurès : République et religion pour un humanisme spirituel"
Deux intervenants seront présents : Jean-Paul Scot, membre de la Société d’études jaurésiennes et auteur d’un récent livre « Jean Jaurès et le réformisme révolutionnaire » (Seuil), et Eric Vinson, coauteur pour sa part de « Jaurès le prophète » (Albin Michel), écrit en collaboration avec Sophie Viguier-Vinson.
La conférence aura lieu le lundi 24 novembre 2014 à 19H30 ( Temple F.Roosevelt, 8 rue Puteaux, 75017 Paris).
D’avril à septembre 2014, Gilles Candar a tenu une chronique hebdomadaire dans le journal fondé par Jaurès, l’Humanité. Nous terminons la publication sur le site de la Société d’études jaurésiennes de ses chroniques. Quatre derniers thèmes sont ici abordés : tout d’abord Jaurès et les grèves, et plus particulièrement sa position vis-à-vis de la question de la grève générale, thème régulièrement débattu au sein du mouvement ouvrier. Ensuite, on pourra lire la position de Jaurès en ce qui concerne le patronat et enfin la dernière chronique fait le point sur les femmes.
Jaurès et les grèves
Les ouvriers ont le droit de grève en France depuis 1864, mais avec des risques importants : misère en cas de grève longue, licenciements collectifs (lock-out) ou individuels, jusqu'aux blessures et morts causées par des forces de l'ordre brutales ou expéditives : Fourmies (9 morts en 1891), Villeneuve-Saint-Georges (4 morts en 1908) demeurent dans les mémoires, et ce ne sont pas des cas isolés. Au nom de la défense nationale, le gouvernement Briand réquisitionne en 1910 les cheminots en grève et les menace de révocation afin de briser le mouvement de grève de ces salariés relevant alors du secteur privé.
Député républicain, Jaurès n'est pas favorable aux grèves qui divisent les travailleurs et appauvrit le pays. Il les comprend et les accepte quand il prend conscience de la nécessité d'une action organisée pour obtenir des réformes. Mais auparavant, il s'était déjà affirmé solidaire des victimes de la répression. La lutte des classes a chez lui d'abord un fondement moral. Il devient ainsi socialiste et il fait l'expérience de luttes difficiles avec les ouvriers de sa région ou d'ailleurs, car il est souvent appelé en soutien ou en conseil. Il noue avec des militants ouvriers des relations de confiance qui persistent même dans les périodes de divergences. De manière sensible et concrète, il saisit le rôle décisif que peuvent jouer les ouvriers dans le changement de société. Cela n'exclut pas une recherche d'alliances ou de compromis. Il propose vers 1899-1900 d'élire des délégués d'usine chargés de négocier avec la direction. Le projet inquiète le patronat, mais aussi les syndicats et ne se réalise pas.
Jaurès souhaite que les grèves, si elles ont lieu, soient efficaces, fortes et utiles. Il reprend une proposition de Jules Guesde pour qu'elles soient votées par la majorité des suffrages ouvriers concernés, mais alors applicables par tous, la minorité devant respecter le choix majoritaire. Le dialogue avec les syndicalistes révolutionnaires de la CGT et des Bourses du Travail, en plein essor au début du siècle, est souvent rugueux, mais il a lieu. En 1906, Jaurès crée dans L'Humanité une Tribune libre pour les syndicats et coopérateurs qui est maintenue malgré les vives critiques des guesdistes. De son côté, il fait valoir ses arguments, notamment dans ses articles de l'été 1908, sur le déroulement des grèves qu'il souhaite débarrassées de toutes les violences inutiles, décidées et menées de manière démocratique. Les désaccords persistent, mais les contradictions cessent peu à peu de prendre un caractère trop antagoniste entre socialistes et syndicalistes...
L'Humanité, 23 juin 2014
Jaurès et la grève générale
Solidaire des travailleurs, actif dans de grandes grèves ouvrières, qu'il soutient, conseille et critique fraternellement à l'occasion, Jaurès est logiquement confronté à la question de la grève générale. Mot d'ordre autant que forme d'action, celle-ci est popularisée au cours des années 1890 par Fernand Pelloutier, l'animateur des Bourses du Travail, Aristide Briand, avocat et journaliste socialiste alors très à gauche, et par des syndicalistes souvent libertaires. Elle traduit une aspiration à un moyen efficace de révolutionner la société alors que des modes traditionnels : l'insurrection ou la « journée » révolutionnaire, le suffrage universel depuis 1848 apparaissent trop lents et décevants. Le mouvement ouvrier du temps vit avec le souvenir de la Commune : une mémoire glorieuse, mais aussi le traumatisme de la défaite et la volonté de trouver des moyens d'action plus efficaces.
Jaurès se montre d'abord assez réservé. Cela n'a rien d'exceptionnel pour un socialiste. Les « marxistes » et Jules Guesde en tête sont encore bien davantage critiques face à cette nouveauté susceptible de réduire le rôle du parti pour préparer et guider le mouvement révolutionnaire par l'organisation, la propagande et la participation aux élections. Jaurès admet des grèves générales professionnelles, pour un but déterminé, à condition que celui-ci soit largement compris et soutenu par une large partie de l'opinion. Il faut donc préparer, expliquer, et agir quand « la classe ouvrière, dans la profondeur de sa conscience, a accumulé assez d'énergie et de passion ». Le député de Carmaux pense possibles, voire souhaitables, de telles actions pour la journée de huit heures, l'instauration des retraites ou d'un système d'assurance contre le chômage. Il ne croit pas que ce soit un moyen qui permette de précipiter un changement complet de société, car ce serait jouer dangereusement avec la démocratie, avec la conscience ouvrière. Fondamentalement, il ne croit ni aux « coups de majorité », ni aux « coups de main »...
Après 1905, Jaurès approfondit et infléchit ses analyses. Attentif aux événements révolutionnaires en Russie, il reconnaît le rôle que peuvent jouer des grèves générales à objectifs politiques, par exemple dans le cadre d'une stratégie internationale contre la guerre. C'est pourquoi à partir de 1907, il défend au sein de l'Internationale la grève générale simultanée et préventive comme moyen d'action pour empêcher la guerre, soit pour « abattre un gouvernement de crime », soit pour contraindre les gouvernements à avoir recours à l'arbitrage et les empêcher d'aller jusqu'à la guerre.
L'Humanité, 30 juin 2014
Jaurès et les patrons
Défenseur du prolétariat industriel comme de la démocratie paysanne, Jaurès pouvait-il être l'ami des patrons ? Il en connaissait bien sûr, y compris parmi ses amis politiques. Aux origines du socialisme, on rencontre des industriels comme le britannique Robert Owen (1771-1858), le français Jean-Baptiste Godin (1817-1888) ou l'allemand Friedrich Engels (1820-1895). Jeune député républicain, Jaurès fréquente des patrons républicains du Tarn et des hommes d'affaires parisiens. Il ne faut ni rosir, ni noircir ces relations. Elles comptent dans l'apprentissage de la vie, de la comédie humaine et de l'envers du décor qui vont conduire vers un idéal socialiste le jeune philosophe investi en politique. Certains de ses interlocuteurs s'inquiètent rapidement de « la couleur bien vive » qu'il prend ou de son parti pris trop favorable aux ouvriers. Jaurès sait pourtant voir les qualités intellectuelles et morales de nombre d'entrepreneurs et comme il n'est pas homme à dissimuler, il l'explique très simplement dans un article de La Dépêche de Toulouse consacré aux « misères du patronat » (28 mai 1890).
Jaurès est alors un républicain, partisan de réformes sociales et de l'action ouvrière, mais il ne désespère pas de joindre celle-ci aux efforts d'une bourgeoisie progressiste. Il ne tarde pas à se montrer moins optimiste sur les possibilités patronales d'accepter ou de mener des avancées sociales. Il ne pouvait pas savoir que près d'un siècle plus tard son article serait repris, coupé et augmenté, trafiqué par des faussaires cherchant à le faire passer pour un défenseur de l'esprit capitaliste. Il est triste, mais pas trop étonnant, que ce faux soit encore utilisé aujourd'hui à droite ou dans une gauche très libérale et peu informée.
Par la suite, Jaurès socialiste se montre souvent acerbe, mais sans jamais verser dans la haine ou le dénigrement. Lorsqu'il appelle à l'action de classe les ouvriers de Clermont, dénonçant « la misère ouvrière », il répond à un militant qui s'est écrié « À bas Michelin ! » : « Non citoyen, je n'ai jamais prononcé, je ne prononcerai et ma conscience ne prononcera tout bas tout bas aucun nom propre... il ne s'agit ni d'invectiver les hommes ni de les outrager, mais de ruiner un système social qui, même avec des hommes excellents, produit de si détestables effets » (Chamalières, 7 octobre 1906). Dans L'Armée nouvelle (1910), il explique encore ce qu'apporteraient au socialisme les capacités d'initiative, d'organisation et de direction cultivées par la bourgeoisie. Il pense la lutte des classes, ses conditions, sa portée et ses limites, et au-delà. Mais sa perspective est bien d'aller vers un « ordre supérieur », la fin du capitalisme et la souveraineté du travail.
L'Humanité, 1er septembre 2014
Jaurès et les femmes
Jaurès est souvent décrit comme indifférent aux revendications féminines, comprenant mal ces aspirations nouvelles. Certes, il est un homme de son temps, respectueux des conventions : mariages arrangés par les familles, surveillance de la bonne tenue des filles... Il ne pouvait guère en aller autrement. Le ménage Jaurès ne diffère d'ailleurs pas de la plupart des autres foyers de dirigeants socialistes, toutes tendances confondues. L'épouse s'occupe des enfants, de l'intérieur, avec l'aide de domestiques dévouées. L'homme vit pleinement sa vie dans la sphère publique et il entretient la famille. Madame Jaurès est une épouse affectueuse, qui accepte les nombreuses absences de son mari, capable de se battre en duel avec un ministre dans un parc de banlieue un petit matin de Noël ou de partir soutenir les mineurs grévistes de la Loire juste avant le réveillon du 31 décembre 1899.
Mais là aussi, Jaurès réfléchit, se montre capable de bouger, d'imaginer autre chose, aidé par son intelligence et sa sensibilité. Il voit la société changer. Les femmes ont toujours travaillé, mais elles le font désormais autrement : Jaurès le constate dans La Dépêche de Toulouse (10 janvier 1907) : « dans toutes les branches [...] la femme assume la même fonction que l'homme. Elle devient de plus en plus, dans l'ordre économique, une personne identique à l'homme. Comment de cette identité d'existence et de fonction ne résulterait pas l'identité des droits et des revendications ? » Il soutient ces revendications, y compris le droit de vote et d'éligibilité à toutes les élections. Les congrès socialistes de Limoges et de Nancy comme celui de l'Internationale (Stuttgart, 1907) font de même. Sur le modèle éprouvé du 1er mai, le congrès international suivant (Copenhague, 1910) institue une journée pour le droit des femmes le 8 mars. En 1914, elle est célébrée pour la première fois en France par les socialistes.
Derrière les bonnes intentions proclamées, il est vrai que les socialistes se mobilisent peu, craignant les effets immédiats du suffrage féminin, obnubilés par leur combat « principal » pour la représentation proportionnelle. Les revendications féminines sont reportées en fin de programme... Mais Jaurès chemine. Il attend beaucoup de la mobilisation des femmes pour la paix, salue à l'occasion le mouvement suffragiste des Britanniques, défend les revendications sociales, bataille à la Chambre pour obtenir en faveur des institutrices un salaire égal pour un travail égal (1913). Aujourd'hui encore, il ne s'agit pas de « revenir à Jaurès », mais de prolonger son combat pour l'émancipation.
L'Humanité, 8 septembre 2014
© Gilles Candar