Maurice Agulhon, le premier, a signalé l’intérêt de l’odonymie (les noms de rues), lors d’un colloque consacré à Jaurès et la classe ouvrière, en novembre 1976[1], pour prendre une mesure de la mémoire de Jaurès en France :
« Comme celui de tout homme célèbre, le souvenir de Jean jaurès se perpétue par des textes imprimés, et aussi par le décor de la vie quotidienne. Moins discursif que le texte et la parole, le discours visuel a son importance propre. Il peut rendre un souvenir historique présent durablement, il peut l’imposer par imprégnation, même à l’homme ordinaire, passif ou indifférent. La catégorie du décor peut elle-même se subdiviser ; soit que la présence du nom vienne de son attribution à une voie publique, soit que celle de l’image soit fixée par un monument. Avouons-le, les noms de rues que nous n’étudierons pas ici seraient bien les plus importants à analyser. À l’étude des rues, avenues ou places Jean Jaurès, devrait s’ajouter celle des écoles, lycées, stades ou autres établissements de ce genre ainsi baptisés par une décision d’hommage volontaire. On pourrait même y joindre celle des cafés, bars, agences, garages, etc., dénommés Jaurès par des propriétaires qui ont simplement reproduit pour leur commerce le nom de la rue et qui en multiplient ainsi l’effet. Comme chacun sait, les rues, avenues Jean Jaurès sont fort nombreuses ; changer la dénomination d’une voie publique est en effet une décision dont l’application coûte peu ; quelques plaques d’émail sont infiniment moins chères qu’un monument, mais précisément à cause de ce grand nombre, l’étude est extrêmement difficile à mener. »
Depuis lors, des études locales ou départementales ont été menées[2], mais pas à l’échelle nationale, et c’est une retombée heureuse du travail sur les « voies de Gaulle[3] », entrepris par la Fondation Charles de Gaulle entre 2001 et 2008, qui nous permet de disposer de ce document inédit, matériau original pour étudier la place que tient le souvenir de Jean Jaurès dans l’espace communal en France, et source d’interrogations renouvelées.
Il s’agit de la représentation de toutes les communes, grandes et petites, qui ont dans leur voierie une rue, place, avenue, boulevard, cours, quai, impasse etc. dénommé Jean Jaurès, à l’exclusion de celles qui, sans avoir une voie Jaurès, peuvent avoir un monument ou un bâtiment Jaurès, parfois important et parfois limité à un buste ou une plaque. Cette carte a été réalisée à notre demande, pour servir de comparaison au phénomène des voies de Gaulle, par Frédéric Salmon, cartographe compétent et apprécié pour ses atlas originaux[4].
Voies Jaurès et Voies De Gaulle
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L’information brute provient du Service de l’Adresse, qui centralise pour l’administration postale toutes les adresses existantes. Les données remontent à 2007, ce qui fait que des voies récemment dénommées ne figurent pas ici. L’exhaustivité est donc relative, d’autant qu’un aménagement routier comme un rond-point Jean Jaurès constitue rarement une adresse postale, de même qu’un pont ou une voie rapide, et peut avoir été oublié dans le recensement.
Mais ces lacunes restent peu significatives relativement à un corpus total d’au moins 2046 communes. Ce nombre total est à la fois peu important, au regard des quelques 36 000 communes de France, et élevé, puisque le nom de Jaurès qui apparaît dans plus de 5% des communes de France est le cinquième patronyme historique attribué à une voie communale, après de Gaulle (3640 communes, une sur dix pour la France entière, mais plus de la majorité de la population française). Jaurès vient aussi après Pasteur (3001), Hugo (2258) et Leclerc (2075) mais avant Jean Moulin (1962), Jeanne d’Arc (1802) ou même Gambetta (1284). Tous les contemporains de Jaurès, y compris les généraux et maréchaux vainqueurs de 1918, viennent bien après lui. Ce nombre est élevé aussi si l’on considère la taille démographique des communes concernées. En effet, il va de soi que, pour Jaurès comme pour de Gaulle, Leclerc etc., tous les chefs-lieux de département, toutes les grandes villes sont dotées, ainsi que les chefs-lieux d’arrondissement et souvent de cantons, parfois sièges de sections socialistes. En revanche, la situation est différente pour l’immense majorité des communes rurales, avec peu d’habitants, donc peu de voies et qui sont rarement nommées en hommage à une personnalité. La présence de Jaurès au village est plus significative qu’à la ville, cela est bien connu depuis longtemps.
Telle quelle, cette carte autorise plusieurs observations sur la répartition des communes qu’on pourrait surnommer « jaurésiennes ». On voit une certaine opposition Nord-Sud, de même qu’entre les villes et les campagnes avec, nettement lisibles, les communes de banlieue et les régions industrielles dont les populations ouvrières ont manifesté depuis près d’un siècle leur admiration pour Jaurès. Les agglomérations, par le nombre des activités qu’elles offrent, attirent les habitants d’où l’accroissement d’une voierie nouvelle qu’il faut bien dénommer. Et Jaurès n’est pas non plus absent de communes bourgeoises et/ou de droite qui ont pu, à un moment ou un autre, notamment à la Libération, être dirigées par un conseil municipal marqué à gauche.
On peut approfondir l’analyse en se donnant un indicateur qui permette des comparaisons plus faciles : croiser le nombre de communes à voie Jaurès avec le total des communes dans chaque département ; le rapport obtenu permet d’individualiser les départements les plus favorables et les plus indifférents, sans doute moins une révélation qu’une confirmation. Dans le Bas-Rhin, moins de 3% des communes lui attribuent une voie, contre 17% à de Gaulle ; dans le Calvados, 1,2%, contre plus de 7% au Général ; en Lozère où rares sont les communes avec des noms de rues, on trouve 0,5% contre 1,1%. On pourrait aussi travailler uniquement sur les communes rurales, par exemple dans le Tarn ou dans l’Hérault qui révéleront alors la trace d’une solide ferveur jaurésienne.
Comme tout document de synthèse nouveau, cette carte incite à chercher des sources d’information complémentaires, pour approfondir la compréhension des phénomènes observés. L’utilisation des plans des communes peut aider à définir l’importance relative, dans le vécu des habitants, de la voierie concernée. Cela nécessite de connaître l’usage social et symbolique de la voie : une place peut n’être qu’un lieu de parking ou de marché, une autre peut avoir un rôle de rassemblement civique ou militant, etc. On pourrait analyser ainsi la répartition par types de voies : places, avenues, boulevards, rues, impasses… avec toutes les nuances nécessaires et sans cultiver trop l’anecdote.
On se doute bien aussi que la dimension chronologique est capitale qui permettrait de dessiner la courbe des dénominations dans le temps et de chercher à corréler l’histoire et les spécificités régionales. C’est le plus difficile de l’enquête. En théorie, rien de plus simple que de savoir quand une voie a reçu le nom de Jean Jaurès et dans quelles conditions : il suffit de consulter le registre des délibérations municipales, puisque tout changement de l’odonymie a dû être délibéré publiquement en conseil municipal et approuvé par le préfet. Les traces écrites ne manquent pas car cette décision a souvent agité les élus et les autorités de tutelle, et parfois fait l’objet d’une inauguration. Mais pour retrouver ces deux mille et quelques décisions, l’aide des maires et des secrétaires de mairies est indispensable et demande du temps, de la patience et des moyens. On ne peut pas être exhaustif, nous prévenait Maurice Agulhon, et l’exemple des voies de Gaulle montre que même avec le soutien matériel et moral de la Fondation de Gaulle, on a obtenu, au bout de six années d’enquête, seulement 2751 réponses à peu près détaillées, soit à peine plus de 75% du total des communes concernées. Aux très rares refus de répondre s’ajoutaient parfois la disparition des registres ou l’absence même de délibération, ou encore des réponses incohérentes. Et pourtant nombre d’historiens sur place ont beaucoup aidé au récolement.
Enfin, si les pistes sont stimulantes, les résultats risquent de conforter les connaissances acquises. Pour les voies Jaurès, si le travail d’enquête au niveau de chaque commune reste à faire, on peut donner quelques éléments qui avaient été établis pour le colloque sur les voies de Gaulle.
À titre de comparaison avec les voies de Gaulle, on avait, en particulier, calculé et cartographié les pourcentages du nombre de communes à voies Jaurès par département. Cela permet d’individualiser les départements les plus « jaurésiens » : la banlieue parisienne, le Nord-Pas de Calais, une bande Est-Ouest du Var au Tarn prolongée vers les Pyrénées orientales et la Gironde ; le Massif Central des anciennes industries (Cher, Allier, Haute-Vienne, Puy-de-Dôme, Loire, Rhône). En revanche, un vide significatif apparaît en Alsace et dans l’Est, en Normandie, au Sud du Massif Central. Intéressante aussi la comparaison avec les voies de Gaulle : dans le Nord-Pas-de-Calais, de Gaulle et Jaurès font jeu égal avec le même pourcentage très élevé de communes, 196 communes, 30 % dans le Nord, 11 % dans le département voisin où de Gaulle (100 communes) a un avantage de 4 communes, sur 894. Jaurès, n’est pourtant pas, à la différence du Général, un « homme du Nord », mais sa présence reflète la pénétration ancienne du socialisme y compris dans les communes rurales. Jaurès l’emporte, on s’en serait douté, dans le Tarn, dans les Pyrénées-Orientales et dans l’Hérault. On voit, en zoomant sur ce département, la présence de Jaurès seul dans de nombreux villages de l’arrière-pays. Sur 343 communes, Jaurès est présent dans 61, dont le tiers a moins de 2000 habitants et qui ont pour les ¾ d’entre elles une avenue ou une place Jean Jaurès ; de Gaulle est présent seulement dans 48 communes dont le cinquième a moins de 2000 habitants, lesquelles lui ont dédié pour les 4/5 une avenue ou place: une implantation urbaine et rurale plus marquée pour Jaurès, une propension plus grande à magnifier le geste d’hommage pour de Gaulle en élevant parfois des voies modestes au rang d’avenues). En Seine-Saint-Denis, 95 % des 40 communes ont une voie Jaurès contre 75 % une voie de Gaulle. Il est vrai aussi que la perspective d’évolution est favorable à de Gaulle, dont le nom apparaît encore pour des voies nouvelles, alors que le fait est plus rare pour les voies Jaurès.
Carte des communes à voies Jaurès par département
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Ces observations et comparaisons rapides mériteraient approfondissement. On y ajoutera quelques éléments chronologiques particuliers qui ressortent de la riche base de données élaborée pour les voies de Gaulle. Une quarantaine d’occurrences de voies Jaurès - sans garantie aucune d’exhaustivité - avaient été repérées et datées dans le corpus de Gaulle. À défaut de pouvoir en tirer des certitudes statistiques, on observe que, si parfois les deux noms se font concurrence, l’un valant comme repoussoir de l’autre et vice-versa, le plus souvent les deux dénominations sont décidées ensemble en parfaite bonne entente. C’est particulièrement le cas à la Libération, où de Gaulle est massivement consacré dans l’odonymie communale et où l’on redonne leur nom aux anciennes voies Jaurès, débaptisées par les municipalités pétainistes[5]. Citons, parmi d’autres, les cas de Carcassonne (11), Châteaurenard (13), Romans-sur-Isère (38), Le Chambon et Roanne (42), Lavaur (81), Lapalisse (03) Bagnères-de-Bigorre, Cerbère et Perpignan (66), Draveil (91), Chambilly (71), Le Pradet et Ollioules (83), Cavaillon (84). À Halluin (59), le 20 décembre 1944, la place Jean Jaurès devient place du général de Gaulle, mais la rue Jean Jaurès voisine garde son appellation et le maire précise : « Nous sommes persuadés (...) d'interpréter fidèlement les sentiments de notre population qui ne manquera pas d'associer à cet hommage le grand Jaurès, la première victime de l'impérialisme allemand et des trusts français et internationaux en 1914, et en la mémoire duquel elle conservera précieusement le nom à la rue qui part de la rue de Lille jusque la rue de la Lys. » Soit une acception d’abord patriotique du « grand Jaurès ». Avec le temps et, surtout, à partir de l’année de Gaulle (1990, 100e anniversaire de sa naissance, 50e de l’Appel, 20e de sa mort), la figure tutélaire du Général devient la chose de presque tous les Français, de la droite à la gauche, il est quasiment « nationalisé » et des centaines de communes socialistes et communistes l’intègrent dans leur panthéon odonymique, avec Jaurès, bien sûr. Jaurès aussi connaît un peu le même sort. Ainsi en1991, à Nexon (87), la rue de la Gare est partagée entre Jaurès et de Gaulle, ce dernier bénéficiant en plus d’un petit square supplémentaire au bout de l’avenue.
D’autres fois, c’est la concurrence entre les deux personnages qui se révèle, comme à Viroflay (78) en 1984, pour la place de l’Hôtel de Ville que la gauche voulait appeler place Jean Jaurès. Tout en rendant hommage à l'Homme du 18 Juin, au chef de la Résistance, au président du GPRF, initiateur de nombreuses réformes économiques et sociales, le représentant de l'opposition de gauche rappelle qu'après la démission du Général en 1946, un homme de gauche ne pouvait plus approuver ses prises de position et ses attaques contre les institutions, et se devait de désapprouver le 13 Mai et ses conséquences. Et d’ajouter que la seconde partie de la carrière du Général ne pouvait être soutenue que par la droite et non par le pays tout entier. Dans ces conditions, le choix de Jaurès, le patriote et le socialiste, par l’opposition minoritaire vaut refus d’allégeance au personnage de Gaulle dans sa globalité. On voit que bien des recherches sont encore possibles, y compris sur la place comparative de ces deux grands hommes dans la mémoire des Français.
[1] Maurice Agulhon, « une contribution en souvenir de Jean Jaurès, les monuments en place publique », Jaurès et la classe ouvrière, Paris, Éditions ouvrières, 1981.
[2] Par exemple les nombreuses et excellentes recherches de Jean-Marie Guillon sur le Var et la Provence.
[3] « Les voies de Gaulle en France. Le Général dans la mémoire des communes », Cahier de la FCDG, n° 17, dir. Philippe Oulmont, 2009, 296 p.
[4] Frédéric Salmon, Atlas électoral de la France , 1848-2001, Atlas historique des Etats-Unis (2007), Paris, Armand Colin.
[5] Toutes les voies Jaurès n’avaient pas été débaptisées. Ainsi dans le Var de Jean-Marie Guillon, Cuers l’efface, Solliès-Toucas le remplace par Pétain, Cabasse le garde tout en se donnant une voie Pétain. Paradoxe, Six-Fours avait souhaité remplacer Jaurès par le Maréchal et en est empêché par le préfet en août 1941.