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Ségolène Royal à Lavelanet (Ariège), le 29 juillet 2011

13/09/2011 - Lu 11826 fois
Mes chers amis,

Ici, dans le Sud-Ouest, les racines historiques sont solides et les combats sociaux ont été nombreux.

Ces combats nous rappellent que les droits politiques et sociaux ne furent jamais octroyés mais toujours conquis à force de courage et parfois chèrement payés.

Ici, on sait ce que lutter veut dire.

Ici, la dignité ouvrière et l’enracinement républicain eurent, dès l’origine, partie étroitement liée.

Ce devoir d’invention qui nous incombe aujourd’hui pour relever la France, Jaurès l’assuma en son temps.

Alors ce soir, j’ai envie de vous dire en quoi ce fils d’un sud-ouest souvent rebelle qui garde encore les traces de la révolte cathare reste, pour moi, le défricheur et l’éclaireur d’un combat toujours actuel pour que la République tienne sa promesse de liberté, d’égalité et de fraternité.

Ce qu’il appelait « la bataille entre le droit et le privilège », nous devons à notre tour la mener contre les inégalités qui se creusent, contre les discriminations qui persistent, contre les précarités qui à nouveau s’étendent.

Jaurès s’insurgeait jadis contre « l’injustice qui, du père au fils, passe avec le sang ».

Autrement dit : la pauvreté héréditaire et l’immobilité des conditions.

Auraient-elles disparu ? Non ! Elles reviennent même en force, ruinant l’égalité des chances et assignant un nombre croissant de familles à ce que Jaurès appelait « la perpétuelle incertitude de la vie et la perpétuelle dépendance ».

Et cela, pas plus que lui jadis, nous ne l’acceptons pour la France car il en va du pacte social dont l’État doit être le garant.


I.- Le défenseur de la valeur travail

 

Le travail, disait Jaurès, devrait être « le combat de tous les hommes contre les fatalités de la nature et les misères de la vie » alors qu’il n’est, le plus souvent, que « le combat des hommes entre eux, l’âpreté au gain, l’oppression des faibles et toutes les Voilà pourquoi, disait-il aussi, « il faut subordonner les lois brutales de la concurrence aux lois supérieures de la vie ».

N’est-ce pas, dans le monde globalisé qui est désormais le nôtre, une feuille de route toujours actuelle ?

Et lorsqu’il dénonce « un système de métal qui traite des millions d’hommes comme une matière première » et l’emploi « comme une marchandise que les détenteurs du capital acceptent ou refusent à leur gré », ne disons-nous pas la même chose, nous qui n’acceptons pas que les salariés soient traités comme une vulgaire variable d’ajustement exposée aux licenciements boursiers et aux délocalisations brutales ?

Comme elle nous paraît proche de nous son indignation contre des comportements patronaux que nous pourrions décrire quasiment dans les mêmes termes !

Malgré tout ce qui a changé de lui à nous.

Je veux, moi, instaurer de nouvelles règles du jeu qui garantiront aux salariés le respect de leur dignité.

Je veux créer des sécurités nouvelles qui ne seront pas ennemies de la performance économique mais, au contraire, facteur de productivité et de compétitivité renforcées.

Révolté par les patrons autocrates et voyous de son temps, Jaurès – et cela mérite d’être rappelé – respecte ceux qui prennent le risque d’entreprendre et conduisent honnêtement leur affaire, victimes eux aussi de l’entente et de la spéculation.


II.- Combats ouvriers et démocratie sociale avant la lettre

 

Jaurès est révolté par la dure condition ouvrière de son temps. Livré à lui-même, le capitalisme est pour lui « un désordre » auquel il oppose la nécessité d’un « ordre nouveau » et moi celle d’un ordre économique et social juste.

Quand, face à l’injustice, la colère ouvrière éclate, il n’hésite pas et se range aux côtés de ceux qui se battent pour leur dignité.

Jeune républicain convaincu que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit, il en vient à vouloir, pour que ces mots ne restent pas vains, que la démocratie s’étendre aux relations économiques et sociales.

Je ne peux m’empêcher d’établir une correspondance entre ce qu’il appelait « la République affirmée dans l’atelier » et cette démocratie sociale dont je veux faire (avec la démocratie représentative, la démocratie participative et la démocratie territoriale) l’un des 4 piliers de cette République nouvelle, de cette révolution démocratique que je propose aux Français.

Jaurès considérait que, dans l’ordre politique, la nation souveraine avait renversé les oligarchies du passé mais que, dans l’ordre économique, elle leur restait soumise.

Ce que la Révolution française avait fait pour les citoyens, il restait à l’accomplir pour le salarié privé de droits.

La démocratie sociale telle que je m’engage à la développer (avec le renforcement du dialogue entre partenaires sociaux, avec la représentation des salariés dans les conseils d’administration des entreprises, avec l’essor nécessaire d’un syndicalisme de masse qui rééquilibre les rapports entre le capital et le travail, avec sa capacité à anticiper et négocier les mutations économiques, avec ses compromis dynamiques dans l’intérêt bien compris de l’entreprise et de tous ceux qui contribuent à la production de richesse), cette démocratie sociale, donc, et l’idéal jaurésien de citoyenneté dans l’entreprise ont quelque chose en commun : la conviction que l’intérêt général commande le respect mutuel plutôt que la brutalité des relations sociales.



III.- Éducation pour tous et formation tout au long de la vie

Boursier, comme je l’ai moi-même été, il considère que le savoir est le premier droit, la première liberté, la première dignité.

Il soutient, bien sûr, les grandes lois scolaires de Jules Ferry.

L’école à deux vitesses, une pour les riches, une pour les pauvres, n’est pas seulement une injustice : c’est, pour lui, un gâchis du potentiel des enfants, un gaspillage d’intelligence.

Il croyait, avant la lettre, à la formation tout au long de la vie.

Il plaide pour une certaine diversité de l’offre scolaire dans un cadre public et laïque, pour le droit à l’expérimentation d’écoles indépendantes gérées par les communes et de méthodes pédagogiques nouvelles.

Ses positions reflètent pour une part la méfiance, traditionnelle à cette époque, du mouvement ouvrier à l’égard de l’Etat éducateur.

Mais elles anticipent en même temps bien des débats toujours actuels et, en cela aussi, Jaurès est moderne.

Il pensait que, pour donner à leurs élèves le goût du savoir et de la liberté, les instituteurs devraient disposer de leurs droits et pouvoir, ce qui leur fut longtemps interdit, se syndiquer.

Précurseur, il le fut aussi dans un domaine très nouveau pour l’époque et devenu, de nos jours, extrêmement important : les droits de l’enfant auxquels, vous le savez, je suis particulièrement attachée.

IV.- Laïcité et langues régionales


Ardent partisan de la séparation des Églises et de l’État, Jaurès prend une part active à la grande loi de 1905 qui fonde notre laïcité républicaine.

La désimbrication de ce qui, des siècles durant, avait été si étroitement mêlé est violente.

Il le fallait pour que, comme le souhaitait Victor Hugo, l’Église soit chez elle et l’État chez lui.

Dans les débats parlementaires, Jaurès soutient Briand contre les plus véhéments des anticléricaux qui, à gauche, tentent d’opposer la liberté de pensée et la liberté de culte, toutes deux garanties par la loi.

L’histoire lui donnera raison.

Mais Jaurès ne voulait pas qu’à trop débattre des religions, on en oublie la question sociale, pour lui prioritaire.

C’est aujourd’hui une pratique coutumière de la droite que d’agiter la question religieuse pour différer les réponses à apporter aux problèmes sociaux et à la soif d’égalité.

Jaurès parlait et aimait l’occitan.

Il n’opposa jamais langue régionale et langue nationale car il trouvait naturel et très formateur pour les enfants de pouvoir passer de l’une à l’autre.

Favorable à l’enseignement des langues régionales, c’est de cette tradition d’ouverture, de pluralité et de complémentarité que je me réclame. Car je n’oppose pas le respect des identités locales ou particulières à notre commune appartenance à la nation et à la langue françaises.

V.- L’affaire Dreyfus


Jaurès est celui qui arrima solidement le socialisme à
la République et à la démocratie.

Lorsqu’éclate l’affaire Dreyfus, il commence par partager le préjugé dominant dans le mouvement ouvrier de l’époque, qui ne se sent pas concerné par la sentence d’un tribunal militaire prononcée à l’égard d’un officier supérieur issu d’un milieu aisé.

Mais, très vite, il découvre l’injustice faite à un homme : il n’est pas question qu’il en soit complice.

Il s’engage avec passion pour la défense du capitaine traîné dans la boue, de l’homme victime du mensonge d’Etat et de l’arbitraire institutionnel.

Mes chers amis,

il y aurait tant et tant à dire sur ce Jaurès que nous aimons, sur ces belles leçons d’humanité, de lucidité et de courage qu’il nous a laissées en héritage !


VI.- Nation, Europe, internationalisme


Jaurès avait l’amour de
la France, de la République et de la nation.

Il croyait et je crois avec lui « qu’un peu d’internationalisme éloigne de la patrie et que beaucoup y ramène ».

Il vibrait de ce patriotisme bien compris qui est l’ennemi du chauvinisme et le contraire du nationalisme.
Jamais il ne transigea avec le devoir de défense mais il voulait une « armée nouvelle » qui soit l’émanation de tous les citoyens.

Il eut le courage de dire haut et fort que l’intérêt des peuples allemand et français n’était pas dans l’affrontement fratricide.

Il rêvait d’une Europe de la paix : il fallut deux guerres mondiales pour commencer à la construire.
Lui qui voulait passionnément la paix, il vit, avec lucidité, l’Europe courir à la guerre.

Dans le dernier discours qu’il prononça à Lyon-Vaise, il le dit sans ambages : ce qui se profile, « c’est l’Europe en enfer, c’est le monde en enfer ».

 « Je dis ces choses, ajoutait-il, avec une sorte de désespoir car la nuée de l’orage est déjà sur nous ».

Il disait également que « la peur resserre et l’espérance dilate », façon de dire que, quand une nation n’a plus confiance en elle, chacun tend à se méfier de l’autre et à se replier sur soi, cependant que le ressentiment et parfois la haine prennent le pas sur l’hospitalité et la solidarité.

C’est plus vrai que jamais dans la France d’aujourd’hui, qui souffre et qui doute.
Mais j’y vois aussi une façon de dire qu’un désir d’avenir retrouvé, c’est un pays qui repart.

VII.- Fatigue démocratique et individu-test


Jeune élu du Tarn, Jaurès affirmait que la « la démocratie française n’est pas fatiguée du mouvement, elle est fatiguée d’immobilité (…), fatiguée de l’incohérence et de l’impuissance des gouvernants ».

Je ne saurais trouver de mots plus justes pour exprimer la crise démocratique qui sévit aujourd’hui en France, la nécessité de débloquer le pays, de restaurer l’efficacité de la puissance publique et la crédibilité de l’action politique.

Il n’avait pas peur de dire que « l’individu est la mesure de toute chose ».

Autrement dit : les institutions ne valent que dans la mesure où elles servent le désir de progression et d’émancipation de chacun.

Je pense, moi aussi, que les solidarités collectives ne valent que si elles font du droit de conduire sa vie et de la possibilité de répondre personnellement de ses actes non plus le privilège de quelques uns mais le droit de tous.

Tout le contraire de l’assistanat !

Il n’opposait pas, lui, l’individuel et le collectif, l’aspiration à l’autonomie et les sécurités collectives qu’elle requiert.


Mais peut-être le Jaurès le plus hardi, le plus iconoclaste est-il celui qui houspillait fraternellement ses camarades en leur tenant ces propos : « le socialisme n’est pas une momie enveloppée de bandelettes doctrinales (…). Nous sommes un parti vivant, nous poursuivons notre œuvre de justice non dans le vide mais au travers des réalités multiples et diverses de la société présente ».

Il ajoutait : notre rôle n’est pas de nous isoler dans je ne sais quel souci de pureté ou de perfection, notre rôle, c’est « de nous commettre avec la société d’aujourd’hui ».

Il exhortait les siens à n’avoir « peur d’aucune formule et d’aucune idée ».

Jamais il n’abdiqua son indépendance de pensée et de parole.

Jamais il ne se résigna à l’injustice.

Jamais il ne dévia de sa ligne de conduite : recherche de la vérité, clarté dans le débat, unité dans l’action. Et République indissociable de la justice sociale.

 Ségolène Royal