Jaurès est un homme de parole. De l’écriture aussi, certes, mais une grande part de son rayonnement vient de sa capacité oratoire, de sa capacité à séduire, convaincre, entraîner ses auditoires… Pourquoi ? Comment ? Nous aimerions le savoir plus précisément, mais ce n’est pas facile… Jaurès a toujours refusé de se laisser enregistrer : il disait avoir besoin d’un auditoire, et il n’apparaît fugitivement que dans deux courts extraits d’actualités filmées. Nous devons recourir aux témoignages écrits, aux traces refroidies sur papier, et comme pour Molière, Talma, Mademoiselle Rachel, etc., bien évidemment, nous le regrettons fort ! Il faut essayer pourtant de l’imaginer, le comprendre et l’approcher, et puisqu’après Bernard Fresson, Bernard-Pierre Donnadieu ou Jean-Claude Drouot, de nouveaux comédiens vont s’employer à l’incarner et à le faire vivre devant des publics d’aujourd’hui, ce peut être aussi l’occasion de chercher un instant quelle pratique Jaurès lui-même avait du théâtre et s’il s’est exprimé sur ce sujet ?
De l’enfance à Castres, nous ne savons pas grand chose. La première représentation théâtrale attestée à laquelle assista Jaurès se situe lors de ses études à Paris pour préparer le concours d’entrée à l’École normale supérieure. Il a dix-huit ans et avec ses camarades de khâgne, internes comme lui à Sainte-Barbe, en s’adressant à Victor Hugo lui-même, il obtient un billet pour la reprise d’Hernani au Théâtre Français, jouée entre autres par Sarah Bernhardt et Mounet-Sully [1]... Beau début ! Ce n’est plus tout à fait du théâtre contemporain, même si Hugo est encore vivant, et c’est presque un geste politique à l’heure des grandes batailles électorales entre conservateurs monarchistes et républicains qui empoignent le pays. D’ailleurs, Jaurès aime déjà aller à la Chambre écouter et voir les champions de ses joutes, ses préférés Gambetta et Ferry bien sûr, mais aussi leurs adversaires. Jaurès lit alors les classiques, d’hier et d’aujourd’hui, et ce sont leurs pièces qu’il va voir. La vie des prépas et des normaliens est beaucoup plus réglementée qu’elle le sera par la suite et il faut obtenir une « permission de théâtre » afin de sortir le soir. Mais c’est l’âge aussi où il est permis aux futurs talents de l’Université de s’extérioriser quelque peu : Jaurès prend plaisir semble-t-il aux revues, aux fêtes de l’École, se prêtant de bonne grâce aux plaisanteries traditionnelles.
Devenu jeune professeur, en poste à Albi puis à Toulouse, Jaurès cultive toujours ce goût pour le spectacle. Il anime une association d’éducation populaire (l’Union de la jeunesse française) et il est l’organisateur, l’homme-à-tout faire, de la Santa Estella, la fête félibre, à Albi en 1882. Il ne délaisse pas les représentations légères, voire mondaines, où il peut accompagner collègues ou parents. Dans une lettre à un ami, il confesse ainsi avoir ri, même si ce fut sans trop d’enthousiasme, à Prête-moi ta femme ! [2], le premier succès de Maurice Desvallières, qui fera une belle carrière de dramaturge, notamment avec son ami Feydeau. Adjoint à l’Instruction publique de Toulouse, ce qui englobe alors les dossiers culturels, il voit nécessairement les spectacles joués dans sa ville, et, jeune député et jeune marié à Paris, il ne se fait pas faute d’emmener sa jeune épouse au théâtre. Il ne faut donc pas l’imaginer toujours austère ou pénétré de lourdes pensées : il aime s’amuser, avec certainement moins d’apprêts ou d’exigences que ses condisciples Bergson ou Baudrillart par exemple.
Mais il cherche autre chose, bien sûr. Son approche reste plus intellectuelle qu’artiste, comme le nota un jour Marcel Sembat. Sans se départir d’une bienveillance générale, il est aussi sans doute plus exigeant comme lecteur que spectateur : « je cherche à aimer et je n’aime pas. […] J’admire l’art aimable ou subtil, mais vraiment ni le cœur n’est pris tout entier ni le cerveau [3] ». S’il va au théâtre, Jaurès lit aussi les pièces, celles d’Ibsen par exemple (Les soutiens de la société, Le canard sauvage, Rosmersholm…). On le voit polémiquer courtoisement avec Clemenceau, sur les rapports entre individu et collectif, minorité et majorité, après une représentation d’Un ennemi du peuple au théâtre de l’Œuvre par Lugné-Poë [4]. Jaurès privilégie dans ses articles ou conférences une lecture sociale et politique du théâtre, comme dans son intervention la plus notable, Le théâtre social [5]. Il est dans son rôle, mais cela ne signifie pas qu’il réduise à ce seul point de vue ses réflexions. Sa responsabilité est de mener le combat pour une société nouvelle, « avec Marx, au nom du prolétariat qui souffre, […] avec Ibsen, au nom de la vérité qui se meurt… [6] », mais sans se limiter à cet objectif, il rêve au jour où tous les hommes pourront être « à la fois les spectateurs et les acteurs du grand drame social et humain [7] ».
[1] Lettre à Jean Julien, 24 février 1878. Cf. Œuvres de Jean Jaurès, t. 1, Paris, Fayard, à paraître.
[2] Lettre à Charles Salomon, 10 janvier 1884. Cf. Œuvres…, t. 1, op. cit.
[3] La Dépêche, 26 août 1898. Cf. Œuvres de Jean Jaurès, t. 16, Paris, Fayard, 2000, p. 386.
[4] La Petite République, 30 décembre 1894 et La Dépêche, 1er et 8 janvier 1895. Cf. Camille Grousselas, « Le débat Jaurès-Clemenceau à propos d’Un ennemi du peuple d’Ibsen », Jean Jaurès, bulletin de la SEJ, n° 117, avril-juin 1990.
[5] Conférence donnée au théâtre du Château le 26 juillet 1900 à l’occasion de la représentation de Mais quelqu’un troubla la fête de Louis Marsolleau, publiée dans la Revue d’art dramatique, décembre 1900, reprise dans Œuvres…, t. 16, p. 429-440 et par Chantal Meyer-Plantureux, Théâtre populaire, enjeux politiques de Jaurès à Malraux, Bruxelles, Complexe, 2006.
[6] « Le théâtre social », Œuvres…, op. cit., p. 436.