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Les Prévoyants de l'Avenir [La Dépêche, 23 mars 1892]

12/03/2009 - Lu 17117 fois
Jean Jaurès

Les Prévoyants de l’Avenir sont une société très intéressante qui a pour but de donner à ses membres, après vingt ans de participation, une petite rente annuelle, une petite retraite. J’avais contre certains détails de cette organisation des préventions assez fortes que j’indiquerai tout à l’heure : une étude plus attentive des statuts et de leur fonctionnement les a entièrement dissipées. J’en suis d’autant plus heureux que cette société, en même temps qu’elle peut rendre des services pratiques considérables, est aussi d’un excellent exemple. Au moment où messieurs les financiers recommencent leurs krachs, et où le gouvernement est obligé d’intervenir par une loi pour réglementer certaines sociétés d’assurances et pour « assurer » en effet au public l’exécution des contrats, une institution toute démocratique comme les Prévoyants de l’Avenir, qui se passe absolument du concours des financiers et qui offre aux participants des garanties absolues, est un modèle à méditer.

La société civile de retraite les Prévoyants de l’Avenir a été fondée le 12 décembre 1880 et autorisée le 23 février 1881 par le ministre de l’intérieur. Pour en faire partie, il suffit d’avoir quinze ans et d’être d’une honorabilité reconnue. Le droit à payer pour l’admission est fixé à deux francs et la cotisation est de un franc par mois payable le premier dimanche de chaque mois. Nul n’est autorisé à verser moins ; nul n’est autorisé à verser davantage. Il n’y a pas de gros participants et de petits participants : tous, versant une cotisation égale, ont un droit égal aux avantages que peut procurer la société, et les plus riches ne pourront jamais l’accaparer à leur profit. C’est sur une base d’indestructible égalitéque la société est fondée.

Les cotisations mensuelles, en s’accumulant, forment un capital, et les membres de la société, au bout de vingt ans de versement se partagent les intérêts du capital ainsi constitué. Le capital ne peut que s’accroître par un mouvement continu. Jamais, en effet, il n’est rien prélevé sur le capital : c’est avec les intérêts seulement qu’est assuré le service des retraites. Pendant les vingt premières années du fonctionnement de la société, le capital, formé par les cotisations, sera grossi en outre par les intérêts composés, puisque, pendant cette première période, aucune distribution n’est faite.

Au-delà de ces vingt ans, le capital continuera à s’accroître, car les membres même qui toucheront leur petite rente devront continuer à verser leur cotisation, et, de plus, il y aura l’apport des membres nouveaux. Ce n’est pas à dire que la rente à laquelle auront droit les participants doive s’élever nécessairement à mesure que grandira le capital social ; car le nombre des participants qui, après vingt ans de versement, se partageront les intérêts du capital constitué, s’accroîtra aussi.

Quel est l’avantage particulier de cette combinaison ? On a dit, et je l’ai longtemps pensé moi-même, qu’elle était surtout utile aux fondateurs et aux premiers participants. Les membres de la première heure, ou pour parler plus exactement de la première année, sont peu nombreux. Or, à la vingt-et-unième année d’existence de la société, ils se partageront les intérêts d’un capital déjà considérable. Cela est évident, mais, à la réflexion cette objection ne doit pas nous troubler. D’abord, cet avantage fait aux participants de la première heure sera de courte durée, car les ayants-droit deviendront d’année en année plus nombreux, et la part de chacun sera ramenée rapidement au niveau normal. En second lieu, les tard venus, ceux qui n’entrent dans la société, par exemple, que la douzième ou la quinzième année pourront jouir d’un avantage analogue, si le nombre des membres participants continue à s’accroître après leur entrée, selon une progression assez rapide. Là où j’avais vu d’abord un mécanisme fâcheux, il y a surtout un énergique ressort de propagande.

La société des Prévoyants de l’Avenir a, sur toutes les sociétés d’assurances privées, deux avantages évidents. Le premier, c’est que la sécurité des souscripteurs y est absolue. En effet, d’après l’article 12 des statuts, tous les fonds sont déposés à la caisse d’épargne, qui les convertit, au profit de la société, en rentes d’État. Il n’y a aucune surprise possible.

En second lieu, comment la rente assurée par les Prévoyants de l’Avenir ne serait-elle pas plus élevée que celle servie par les sociétés d’assurance ? Les Prévoyants de l’Avenir ont supprimé toute dépense parasitaire. Chacune de leurs sections s’administre gratuitement, grâce à la division du travail et à la bonne volonté des membres, tandis que les sociétés d’assurance ont des frais d’administration considérables. Et, en outre, les sociétés d’assurance étant constituées avec un capital-actions, il faut servir un dividende à ce capital-actions, et ce dividende est évidemment pris sur le fonds destiné aux retraites. Chez les Prévoyants de l’Avenir, il n’y a pas d’actionnaires : le capital est formé tout entier par les participants eux-mêmes, et c’est aux participants seuls que va tout l’intérêt du capital. Il y a là deux causes incontestables de supériorité, et je ne m’étonne pas que les journaux de finance aient attaqué violemment les Prévoyants de l’Avenir. Ceux-ci, en effet, ont donné l’exemple de l’élimination du parasitisme financier : c’est la substitution, dans un domaine spécial, de la mutualité au capitalisme.

Aussi, ces attaques n’ont pas porté, et les Prévoyants de l’Avenir se sont développés avec une rapidité vraiment frappante.

  • Au 31 décembre 1881 il y avait 757 membres.
  • Au 31 décembre 1882 il y avait 1437 membres.
  • Au 31 décembre 1883 il y avait 3769 membres.
  • Au 31 décembre 1884 il y avait 8980 membres.
  • Au 31 décembre 1885 il y avait 15008 membres.
  • Au 31 décembre 1886 il y avait 25678 membres.
  • Au 31 décembre 1887 il y avait 47460 membres.
  • Au 31 décembre 1888 il y avait 74361 membres.
  • Au 31 décembre 1889 il y avait 97891 membres.
  • Au 31 décembre 1890 il y avait 126591 membres.
  • Et il y avait, en janvier 1892, 151000 adhérents.

Le capital en caisse s’est élevé de 8848 francs en 1881 à 6883000 francs (près de sept millions) en janvier 1892. Si l’on songe que la Caisse nationale des retraites, qui existe depuis 1852, n’a guère, à l’heure actuelle, que 160000 adhérents, on sera frappé de la marche rapide des Prévoyants de l’Avenir.

Sur la caisse nationale des retraites, la société des Prévoyants de l’Avenir n’a pas les mêmes avantages que sur les sociétés d’assurances privées : car, la Caisse nationale des retraites ne fait supporter à ses adhérents ni frais d’administration ni prélèvements de dividende. Mais, si les Prévoyants de l’Avenir réussissent, c’est qu’ils représentent une combinaison différente et très originale. Le fond même de leur institution, c’est de relier les générations entre elles : c’est de distribuer incessamment à la génération qui arrive les intérêts d’un capital constitué à la fois par les cotisations des membres disparus et par celles des membres nouveaux qui n’ont pas encore droit à la rente. Le passé, le présent et l’avenir sont comme fondus par une combinaison aussi audacieuse que prudente.

J’ai à peine besoin de dire que je ne considère pas cette tentative, si intéressante qu’elle soit, comme une solution de la question sociale, pas même comme une solution générale du problème des retraites pour la vieillesse. Au reste, les membres les plus agissants de la société ne s’abandonnent pas à cette illusion enfantine. Ils savent seulement qu’ils font une œuvre immédiatement utile et qui contribue à préparer un avenir plus juste par l’éveil des initiatives généreuses et par l’exemple de la mutualité.

C’est un premier coup que des ouvriers intrépides, rêveurs positifs, ont porté aux puissances financières qui dominent notre pays. Et notre devoir à nous, socialistes réformistes, qui avons mis notre idéal très haut et qui ne le dissimulons pas, mais qui voulons y acheminer notre pays par degrés, c’est d’aider de toute notre force les œuvres qui, consciemment ou non, sont dans la direction socialiste.

Voyez un peu, je vous prie, comme l’esprit du socialisme pénètre toutes les institutions nouvelles. À qui appartient, s’il vous plaît, le capital des Prévoyants de l’Avenir ? Il n’appartient à aucun des membres participants, puisqu’ils ne peuvent pas se le partager. De plus, tous les citoyens nés ou à naître peuvent avoir leur part des avantages créés par l’existence même de ce capital, puisqu’il leur suffit pour cela d’entrer dans une société ouverte à tous. Donc, en réalité, ce capital appartient d’avance à l’universalité des citoyens et à la série indéfinie des générations. Il appartient donc en fait à la nation elle-même dont tous les enfants, sous des conditions déterminées, peuvent participer aux fruits de ce capital. C’est une première application et une justification curieuse d’un système socialiste que je ne nommerai pas aujourd’hui, car je ne veux pas compromettre les Prévoyants de l’Avenir et leur communiquer quelque chose de ma méchante réputation.