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Les chroniques de Gilles Candar parues dans l'Humanité (2)

Ajouté le 13/10/2014 - Auteur : bkermoal

D’avril à septembre 2014, Gilles Candar a tenu une chronique hebdomadaire dans le journal fondé par Jaurès, l’Humanité. Nous  continuons la publication sur le site de la Société d’études jaurésiennes de ses chroniques. Quatre nouveaux thèmes sont ici abordés : Jaurès, profondément internationaliste, s’est préoccupé de la diplomatie et des relations internationales. Dans ce cadre, il a porté un regard particulier sur la question des travailleurs immigrés. Attaché à l’émancipation sociale, il a également insisté sur le rôle bénéfique des syndicats. Enfin, conscient que le socialisme devait construire une humanité nouvelle, Jaurès s’est également penché sur le sport et l’éducation physique.


                                                                                                   

Jaurès et la diplomatie

La discussion du traité transatlantique sur le commerce entre l'Union européenne et les États-Unis d'Amérique pose à nouveau la question de la diplomatie secrète. Cette question n'est pas nouvelle. Elle constitue ainsi une des grandes critiques portées par Jaurès contre la diplomatie de son temps. Après L'Armée nouvelle, il aurait voulu écrire un livre sur la diplomatie que mènerait une France socialiste.

Comme souvent, face à ses critiques, ses adversaires accusent Jaurès de naïveté et d'idéalisme parce qu'il s'en prend aux traités secrets, aux combinaisons tortueuses nouées par des diplomates qui évitent de se référer aux assemblées élues, au suffrage universel et à la discussion publique. Pourtant, Jaurès persiste dans ses mises en garde. C'est pour lui essentiel. En République, les citoyens ont le droit de savoir. Le régime parlementaire alors en vigueur permet aux citoyens par l'intermédiaire de leurs élus d'interroger, de demander et d'obtenir une réponse sur les moindres détails du fonctionnement de l'administration, de la marche de la justice ou des affaires, des déclarations publiques des responsables, sauf dans le domaine réservé de la politique extérieure, réservé de fait aux ministres, aux hommes d'affaire et de presse, à une élite informée et s'estimant compétente. Jaurès s'en indigne. Quand nous demandons si la France est liée, quel est le contenu du traité qui nous lie à la Russie, dit-il, « quand nous demandons cela pour vous, on nous répond : vous n'avez rien à savoir, et le demander est un scandale et le demander est un sacrilège.... » et il conclut : « Et on vous appelle le peuple souverain ! Souverain dans les questions secondaires, esclave et muet dans les questions primordiales ! » (discours de Levallois-Perret, 27 février 1904).

Il est possible de dire beaucoup de choses sur la politique internationale de Jaurès, de discuter ses analyses, son évolution... Mais il est un principe constant chez lui : en démocratie, la seule méthode qui vaille, c'est d'exposer franchement et clairement ses positions devant l'opinion, et de recevoir un mandat pour les défendre. S'il apparaît nécessaire de les modifier, on s'en explique à nouveau devant le pays et ses institutions représentatives. Il ne faut pas non plus, nous y reviendrons, transformer Jaurès en partisan béat d'une ouverture économique totale. Pour bien se faire comprendre, il peut même avoir recours à des images plus simples qu'à l'ordinaire : « Il ne faut pas fermer sa fenêtre. Il ne faut pas non plus se pencher à la fenêtre si fort que l'on tombe dans la rue. » (Chambre des députés, 26 janvier 1911).

 

L'Humanité, 19 mai 2014

 

Jaurès et les travailleurs immigrés

 

Les migrations de population ne sont évidemment pas un phénomène récent. En Europe, les XIXe et XXe siècles sont marqués par de très forts courants migratoires, avec une situation particulière pour la France dont la natalité baisse plus rapidement que dans les autres pays. Sous la IIIe République, l'immigration y est constamment plus importante que l'émigration. La France compte 1 150 000 étrangers lors du recensement de 1911. Héritiers du boulangisme et de l'antidreyfusisme, les nationalistes dénoncent cette situation. L'ennemi est souvent intérieur et les « mauvais Français » juifs ou protestants, laïques ou franc-maçons sont constamment dénoncés, mais ils sont de plus en plus présentés comme servant l'étranger et aidés par l'afflux de travailleurs étrangers qui feraient baisser les salaires et porteraient atteinte à l'identité nationale.

La question passionne Jaurès. Nous reviendrons un jour sur ses analyses concernant l'Amérique latine. Sur la France elle-même, il n'hésite pas à écrire dans L'Humanité du 28 juin 1914 : « Il n'y a pas de plus grave problème que celui de la main d'œuvre étrangère ». Il ignore bien évidemment que ce même jour l'archiduc héritier d'Autriche-Hongrie va être assassiné à Sarajevo... et que d'autres problèmes vont dramatiquement et pour longtemps surgir au premier plan de la scène. La réponse de Jaurès est intéressante car elle est des plus nettes alors qu'au sein du socialisme français et international se manifeste sur le sujet une grande variété de positions. Pour Jaurès, les maîtres mots doivent être « liberté » et « solidarité ». Il dénonce la puérilité des partisans de la préférence nationale, qui réclament avec véhémence des mesures antiéconomiques et porteurs de divisions, mais il entend veiller aussi à ce que la main d'œuvre étrangère ne soit pas utilisée par le patronat pour avilir les salaires. Il réclame un salaire minimum et des accords collectifs, plusieurs décennies avant que ceux-ci ne soient institués sous la pression des mouvements sociaux conjugués avec une représentation politique plus progressiste... Il est donc certain qu'il n'aurait pas accepté des mesures européennes de statut détaché permettant d'utiliser à moindre coût une main d'œuvre étrangère. Jaurès est très attentif aussi à la liberté d'action des ouvriers étrangers « contre l'arbitraire administratif et policier ». Ils doivent pouvoir s'organiser et lutter « sans crainte d'expulsion ». Le radical Clemenceau, ministre de l'Intérieur, est d'un autre avis : les travailleurs étrangers n'ont rien à faire dans des manifestations politiques ou syndicales. Diversité de la gauche française...

 

L'Humanité, 26 mai 2014

 

Jaurès, les sports et l'éducation physique

 

Jaurès passerait difficilement pour un grand sportif ! Affaire d'époque en partie : rugby, football, cyclisme et athlétisme émergent et s'installent avec la génération suivante, alors que lui-même est déjà un adulte avancé. Et pourtant, ce monde ne lui est pas étranger. D'abord, il fait ce qu'il peut ! Il marche, beaucoup et avec plaisir, aussi bien à la campagne qu'en ville. C'est le Jaurès « de plein air et de bois d'automne », « dont le pied sonnait sur le sol dur des routes » que sait décrire avec encore de l'affection Charles Péguy. Il a des qualités sportives : la persévérance, le courage... Et il a de la curiosité. Il essaie. Sans trop de réussite, il s'initie au vélo, en passe de devenir l'accessoire obligé des Jeunes Socialistes et des « hommes de confiance », l'ancêtre du service d'ordre des manifestations du XXe siècle. En visite à Malmö, ville suédoise, il s'exerce sur les espaliers d'une salle de gymnastique...

Responsable politique, il encourage constamment l'éducation physique. Maire-adjoint de Toulouse, il refuse le militarisme des bataillons scolaires, mais il soutient la gymnastique, à l'école et au-dehors, par le biais des associations, afin d'obtenir des « jeunes gens robustes, souples et habiles ». Député, dirigeant socialiste, il soutient toujours à la tribune de la Chambre ou dans L'Armée nouvelle cette partie jugée essentielle de l'éducation. Il encourage « l'élan, les jeux où l'être se donne tout entier ». Il s'ouvre aux sports individuels ou d'équipe, patronnant dès 1908 la création d'une rubrique sportive dans L'Humanité, augmentée au début de 1913, lorsque Henry Dispan de Floran, jeune juriste fils d'un enseignant socialiste, passionné de boxe et de rugby, vient épauler le pionnier Henri Kleynhoff. Tous deux seront tués à la guerre, le commandant Kleynhoff en 1916 et Dispan, pacifiste dès le début, en 1918.

En même temps, Jaurès pressent les dangers de l'utilisation des sports par la société capitaliste, leur « énorme exploitation industrielle », leur transformation en « spectacle à grand fracas ». Il voit le risque de l'exaltation exclusive de « la force la plus grossière » et l'instrumentalisation possible dans les affrontements entre nations ou à l'échelle des civilisations. Il se montre attaché à un esprit olympique étendu à tous. Le sport pour lui reste un aspect particulier du développement général de l'être humain. Les mots sont parfois ceux de son époque, du moins ceux d'un professeur épris d'humanisme antique, cherchant à comprendre la nouveauté, mais ses préoccupations n'ont rien perdu de leur actualité.

L'Humanité, 2 juin 2014

 

Jaurès et les syndicats

 

Jaurès a vécu la naissance officielle et le développement du syndicalisme en France. La République modérée, héritière des conceptions individualistes et libérales de la Révolution française, hésite un peu avant de légaliser les syndicats. C'est chose faite en mars 1884 avec la loi Waldeck-Rousseau, du nom du ministre de l'Intérieur de l'époque. Les syndicats qui existaient déjà se méfient tout d'abord et craignent un contrôle gouvernemental, voire une mainmise idéologique. Mais la loi facilite de fait leur essor et leur organisation.

Jeune député républicain, Jaurès se singularise en allant à la rencontre des organisations ouvrières, en discutant avec leurs représentants et leurs militants. Il participe ainsi dès janvier 1886 au congrès de la Fédération nationale des mineurs qui se tient à Saint-Étienne. Il discute avec eux de leurs revendications, cherche à les faire adopter par la loi, en partie ou en totalité. C'est pour lui à la fois une nécessité sociale, politique et morale. Social car la détresse ouvrière est telle qu'il faut agir au plus vite. Politique car Jaurès comprend bien que sinon les milieux populaires vont se détourner de la République et se tourner vers la démagogie « césarienne », « boulangiste » ou nationaliste, comme en 1889 lorsque les mineurs de Carmaux votent en masse pour leur patron, Ludovic de Solages, conservateur mais paternaliste. Moral car l'idéaliste Jaurès ne conçoit pas que l'humanité puisse fonctionner avec autant d'injustices et d'inégalités. Cela lui est intolérable.

Jaurès s'intéresse aux divers aspects de la lutte : revendications sociales, droits politiques, conquête d'une dignité et d'une fierté ouvrières. Cette solidarité scelle son entrée dans le socialisme politique en 1892-1893. Les travailleurs peuvent compter sur Jaurès pour les défendre à la Chambre et dans la presse contre l'arbitraire, la répression patronale et gouvernementale. Après avoir soutenu la lutte des mineurs pour que leur responsable Calvignac puisse exercer ses fonctions de maire de Carmaux, Jaurès soutient les verriers solidaires de leur leader licencié, Marien Baudot, et de ce fait tous renvoyés par leur patron, un « républicain » hostile au syndicalisme. Il exalte à la Chambre « les meneurs (...) levés avant l'aube »... Mais tout en reconnaissant l'indépendance entière des organisations ouvrières, Jaurès les conseille aussi, il donne son avis sur les formes et modalités de l'action, la grève, les conditions de la prise de décision, sa conduite et ses conséquences. Situation et équilibre délicats, dont l'examen nécessite au moins une nouvelle chronique...

L'Humanité, 16 juin 2014

© Gilles Candar