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Les chroniques de Gilles Candar parues dans l'Humanité (1)

Ajouté le 09/10/2014 - Auteur : bkermoal

D’avril à septembre 2014, Gilles Candar a tenu une chronique hebdomadaire dans le journal fondé par Jaurès, l’Humanité. Nous  commençons la publication sur le site de la Société d’études jaurésiennes de ses chroniques ; quatre thèmes sont ici abordés : le respect de la politique,  le rapport à la patrie et à l’Europe, la laïcité et la question des retraites. Huit autres thèmes seront très prochainement mis en ligne.

                                                                                                       


Le respect de la politique (L'Humanité, 14 avril 2014)


Jaurès était un personnage d'exception. Mais une tradition plus ou moins bien intentionnée voudrait le présenter en « saint laïque » inadapté à son milieu, à la limite ne comprenant pas les intrigues ou les manœuvres, une force inconsciente d'elle-même diront certains. Pour commencer cette chronique, qui souhaite confronter la vie, l'œuvre et la pensée de Jaurès aux enjeux de notre époque, il me semble nécessaire de rappeler en préalable que Jaurès est bien un homme politique, qui se veut tel et connaît parfaitement les règles du métier.

Il n'aime pas qu'on rabaisse par démagogie la dignité de l'action politique. Il est fier d'être élu, choisi par ses concitoyens. Il combat fréquemment les « calomnieuses sottises » de ceux qui se croient des esprits forts en répétant les éternelles fadaises contre les politiques présentés comme cyniques, cupides et sans valeur. Dans son journal, il admet, encourage ou pratique lui-même la plus vive polémique, mais il n'aime pas les attaques personnelles, les « batailles d'épigramme » pour reprendre une de ses expressions. En tout cas, il combat de face. « Je n'utilise pas des confidences personnelles ou des propos anonymes, je n'insulte pas, je n'outrage pas, je n'insinue pas... » revendique-t-il lors du congrès de Toulouse (1908). La politique doit être affaire de convictions, d'idées à défendre.

Elle n'est pas plus douce pour autant. Jaurès est un grand orateur parlementaire, mais aussi un militant, un homme qui sait se battre, mener de dures campagnes, affronter les insultes et les coups, les chahuts et jets de pierre des adversaires ou les charges de gendarmerie et de la police. Il se bat en duel, par deux fois, de son fait : voici, de sa part, une pratique tombée légitimement en désuétude ! Mais il respecte les autres, même ses adversaires de duel. D'ailleurs, il refuse de se battre avec ceux qu'il méprise... Car sa bienveillance se fonde sur une exigence mutuelle de dignité. « Ne m'outrage pas qui veut » assène-t-il un jour à un des députés braillards du nationalisme. Lui, qui n'est vraiment pas un maniaque de la répression ou de la vengeance, ne transige pas avec le respect dû aux fonctions électives. Un homme politique qui a failli, « ne fût-ce que par étourderie ou par funeste entraînement de camaraderie ou de clientèle », doit impérativement quitter la vie publique et se consacrer à autre chose. Face aux délits financiers, aux manquements à l'honneur, il n'aurait sans doute pas demandé une peine précise, mais à coup sûr, il aurait réclamé l'inéligibilité.

 

La patrie et l'Europe (L'Humanité, 28 avril 2014)

 

Jaurès est patriote et internationaliste, c'est entendu. On a répété à l'envie sa fameuse citation, tirée de L'Armée nouvelle : « Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène. »

Reconnaissons que cette formule, comme c'est parfois le cas chez Jaurès, est du meilleur effet oratoire dans une intervention ou un article, mais qu'elle ne permet pas par elle-même de comprendre si facilement ce que veut dire son auteur. On saisit qu'il ne s'agit pas d'une simple association rhétorique de deux notions souvent données comme contradictoires, mais on n'est pas forcément plus avancé pour autant. Il faudrait lire en entier la partie concernée de ce décisif chapitre X du volumineux et touffu livre, ce qui n'est pas si pratique. Pour bien comprendre la phrase de Jaurès, il faut la rapprocher de ce que celui-ci indique dès le départ et martèle sans cesse : la loi de l'évolution domine absolument, il faut introduire partout l'idée de mouvement.

Polémiquant avec Marx, le Marx du Manifeste du parti communiste en tout cas, Jaurès récuse une lecture univoque et purement négative des patries, premières formes de groupements humains et premiers cadres d'une solidarité potentielle agissante. De l'Antiquité aux temps modernes, en passant par Jeanne d'Arc sur laquelle il écrit de fort belles pages, il en dégage les aspects positifs, l'idéal tâtonnant mais réel. La lutte des classes ne nie pas les patries, mais les pousse à se transformer, à évoluer, à passer « de la force à la justice, de la compétition à l'amitié, de la guerre à la fédération ». Les patries ne sont pas appelées à disparaître purement et simplement, mais à s'harmoniser, à se coordonner et à s'unir davantage. Il insiste sur deux points, qui me semblent conserver aujourd'hui toute leur pertinence : les niveaux d'organisation sociale, supérieurs et inférieurs, sont solidaires ; le mouvement ne s'interrompt pas. Une nation libre, indépendante et démocratique ne peut s'insérer que dans un ensemble caractérisé par les mêmes données. Une organisation internationale doit apporter plus de démocratie, de droit et de justice, pas moins, sinon elle se contredit et se condamne à l'impuissance.

Jaurès, osons le parier, aurait été passionné par la construction européenne. Il n'aurait pas transigé sur son caractère démocratique et il ne l'aurait pas voulue non plus transformée en citadelle assiégée, mais insérée dans un projet de démocratie et de paix à vocation universelle.


Jaurès, un laïque du XXIe siècle (L'Humanité, 5 mai 2014)


Jaurès est un des principaux artisans de la loi de Séparation des Églises et de l'État, promulguée en 1905. C'est un des piliers de notre République, qui, rappelons-le en ces temps de doute et de reflux, se définit comme « République indivisible, laïque, démocratique et sociale » depuis la Libération. Les principes de la loi sont simples et il ne faut pas se lasser de les répéter : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes [à quelques restrictions près sur l'ordre public] (article 1). La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte (article 2) ». La suite est affaire de circonstances, de dispositions transitoires, de précisions...

En toutes choses, Jaurès est adepte d'une « large politique ». Il ne pense jamais « étroit ». Sa définition de la laïcité est acceptable par tous. Il l'identifie à la démocratie, à l'égalité des droits pour tous les citoyens quelles que soient leurs origines ou appartenances religieuses. Tout en découle. Les droits sont universels et s'appliquent à l'accès aux services publics, à la cantine comme à l'école ou autre chose. Cela ne donne peut-être pas toutes les applications pratiques, mais cela fournit l'orientation générale. D'autant que Jaurès précise : le secret de la paix n'est pas dans les équivoques, les capitulations, mais « dans la pleine et entière affirmation des doctrines de tous sous le droit commun d'une liberté incontestée ». La liberté constitue le meilleur contre-poison du dogmatisme, il le contraint à s'adapter ou à se dessécher. Il faut trouver des solutions qui évitent le cloisonnement comme la séparation, mais permettent de vivre dans une liberté commune.

Jaurès respecte les croyances religieuses. Il a les siennes, qui ne se rattachent à aucune église, à aucun dogme, qu'il a parfois exposées, surtout dans sa jeunesse. Il respecte le christianisme de sa mère ou de son épouse. Il accepte la communion de sa fille ou d'être le parrain de sa nièce. Il assiste parfois aux offices, pour l'enterrement d'un parent ou d'un ami, voire par curiosité ou intérêt humain. Il s'agit d'événements privés. Personne ne peut l'imaginer représenter la République à une manifestation religieuse d'une confession ou d'une autre. Ce n'est pas réservé à son époque : le général de Gaulle, catholique fervent, mais président de la République, se voulant gardien de la Constitution, s'abstient de communier publiquement. C'est tout simple. Même le pape Jean-Paul II l'avait bien compris : « Le principe de laïcité (…) rappelle la nécessité d’une juste séparation des pouvoirs » (Lettre aux évêques de France, 11 février 2005).


Jaurès et les retraites (L'Humanité, 12 mai 2014)


L'instauration d'un régime de retraite pour les salariés de l'industrie et de l'agriculture est un des combats poursuivis par Jaurès tout au long de sa vie. À l'origine cette réforme appartient plus au programme républicain issu de la Révolution française qu'aux revendications ouvrières car elle semble relever d'un avenir trop lointain. Il faut au demeurant attendre plusieurs décennies avant qu'intervienne un commencement de réalisation. La République bourgeoise hésite. La loi va coûter cher, elle suppose des cotisations des ouvriers et des employeurs, voire une aide de l'État. Et puis elle est d'un mauvais exemple. Un économiste libéral, Léonce de Lavergne, a prévenu : « Quand on est engagé dans cette voie, il n’y a plus de borne. On tombe peu à peu dans le communisme ! »

Une loi encore très modeste et timide, votée en 1906 par la Chambre des députés, amoindrie par le Sénat, est adoptée en 1910. Le Sénat a imposé de reporter l'âge de départ à 65 ans au lieu de 60 ans. Libéraux de droite, mais aussi du centre et de la gauche modérée, défenseurs de l'industrie et du commerce, font valoir les intérêts économiques du pays dans la concurrence internationale, le poids sur les comptes publics. Pourtant à l'époque, moins d'un tiers des ouvriers atteint l'âge de 60 ans et la moitié d'entre eux disparaît avant 65 ans : Paul Lafargue, gendre de Marx, dénonce « la retraite pour les morts ». Les pensions prévues, minimes, ne peuvent constituer qu'un appoint pour le vieux travailleur.

Malgré cela, et même si la majorité de la CGT adopte une position négative, Jaurès combat résolument en faveur du vote de la loi par les socialistes. Avec Édouard Vaillant, l'ancien communard, il veut poser le principe de la triple cotisation (ouvrière et patronale avec un soutien de l'État), ouvrir une brèche dans le droit bourgeois qui fasse admettre que l'assistance ne suffit plus, qu'il faut une assurance sociale contre les risques de chômage, maladie, accident, infirmité et vieillesse, une gestion ouvrière des caisses de retraite et reconnaître l'émergence du salaire indirect, élément de socialisation. Jaurès trouve même en 1912 une majorité avec le radical-socialiste Léon Bourgeois pour avancer à 60 ans l'âge possible de la retraite. La guerre hélas balaie tout cela.

Son orientation fondamentale était d'ouvrir des droits, à portée universelle, afin d'apporter plus de sécurité aux citoyens et aux travailleurs. Un choix de civilisation à l'inverse de ce que préconisent aujourd'hui les néo-libéraux, si influents dans les milieux dirigeants.


© Gilles Candar