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Allocution de Vincent Duclert pour le centenaire de la disparition de Jean Jaurès, 31 juillet 2014

Ajouté le 10/09/2014 - Auteur : bkermoal

Le 31 juillet dernier, la Société d’études jaurésiennes a participé aux cérémonies du centenaire de la disparition de Jean Jaurès. Le matin, plusieurs membres de la SEJ se sont rassemblés au Café du croissant, sur les lieux même de l’assassinat du grand socialiste, afin d’honorer sa mémoire. Dans un second temps, une délégation s’est rendue au Panthéon. Vincent Duclert, co-auteur avec Gilles Candar de la biographie de Jaurès parue aux éditions Fayard et commissaire de l’exposition « Jaurès contemporain », a prononcé une allocution. Voici le texte de son intervention, un des temps forts de cette journée de mémoire :

(photo: droits réservés)

 

31 juillet 1914 – 31 juillet 2014

 

 

Au Panthéon,

 

sur la tombe de Jaurès

 

jeudi 31 juillet, 13 heures

 

 

Monsieur l’administrateur du Panthéon, Monsieur le directeur du département histoire de la Fondation Jean-Jaurès, Monsieur le président de la Société d’études jaurésiennes, Mesdames et Messieurs les membres du conseil d’administration, chères et chers amis,

 

 

Assassinant Jean Jaurès de deux balles de revolver le soir du 31 juillet 1914 au café du Croissant, Raoul Villain pensait débarrasser la France d’un « traître » comme il s’en expliqua aussitôt. Contre cette croyance fanatique et le recours à l’assassinat comme pratique politique, l’acte de Villain a déclenché une révolte pacifique dont l’un des effets a été, incontestablement, le transfert de ses cendres au Panthéon, là où reposent les gloires nationales, un jour de novembre 1924, au milieu des brumes d’automne et de la rumeur du défilé communiste protestant contre la récupération de Jaurès par le Cartel des Gauches.  

 

Une telle révolte on le sait n’a empêché que le XXe siècle pousse à des extrémités terrifiantes le temps des assassins. Du moins le nom de Jaurès a évoqué pour ceux qui le prononçaient un temps de paix, d’humanité, d’engagement pour des sociétés d’égalité, de solidarité pour les emmurés vivants. Il suffisait de penser à ses combats, nombreux, pour donner un sens de justice, de vérité, à de telles évocations. Les héritiers ont parfois travesti les valeurs jaurésiennes dont ils se réclamaient si éloquemment. Mais le nom de Jaurès est resté l’un de ceux qui, dans le monde, a fait résonner de l’espoir, dans la voix des leaders comme chez les plus humbles.  

 

La mémoire de Jaurès ramenait sur l’horizon des possibles un socialisme humain quand le léninisme, le stalinisme, le maoïsme en exhibaient des caricatures édifiantes. Elle ranimait la voie démocratique et sociale de la République quand celle-ci s’abandonnait à la violence, à l’oppression des plus faibles, à la répression des libertés. Elle soutenait l’engagement des intellectuels pour la survie des innocents, la dignité des victimes, pour la lumière sur les tyrannies. Elle signifiait qu’aucun progrès politique n’était réel sans une conscience aigue de la question sociale et une volonté sans faille de la résoudre. La mémoire de Jaurès a permis que la nation ne soit pas un enfermement, que la patrie agisse pour la paix, que le monde soit une valeur et non l’objet de toutes les convoitises. Elle a maintenu une idée de la morale dans la politique, un désintéressement dans le pouvoir, une recherche de vérité et la force de la dire. Elle a déterminé des historiens et des historiennes à écrire l’histoire de Jaurès, à réunir ses écrits, à vouloir comprendre sa pensée et son action, cette postérité considérable qui a suivi sa mort. Sa mémoire a inspiré des essais et des plaidoyers, elle a accompagné des projets et des programmes, elle a entraîné des baptêmes de fondation ou de section de parti. Approchant des « années Jaurès », le cent-cinquantenaire de sa naissance, le centenaire de sa mort, elle s’est exprimée dans de nombreuses initiatives, des hommages solennels ou populaires, des discours et des reconnaissances.

 

Cette immensité de la mémoire de Jaurès n’a pas signifié pour autant qu’elle ne fut pas et qu’elle ne reste pas disputée. L’étendue des registres d’action et de pensée de Jaurès a pu suggérer plusieurs Jaurès, lesquels allaient permettre aux partis de gauche de se distinguer les uns des autres et même d’amener la droite républicaine à s’y intéresser. En période de recherche d’unité de la gauche, cette multiplicité jaurésienne est essentielle pour construire de la synthèse. En période de désaccord, elle vient opposer les familles politiques se déchirant pour le précieux héritage. Du révolutionnaire au républicain, de l’internationaliste au patriote, de l’apôtre pacifiste au théoricien de la défense, de l’homme de parti à l’intellectuel critique, du théoricien à l’historien philosophe, il y a de nombreux Jaurès. Les mémoires militantes légitimement se nourrissent de ces figures plurielles. Pourtant, et c’est là l’importance de l’homme, il y a une unité jaurésienne qui repose sur quelques principes d’action et de pensée, le premier d’entre eux les liant précisément l’action et la pensée, indissolublement.  

 

La question sociale que l’on ne doit jamais refuser et toujours tenter de comprendre, de résoudre.

 

La justice qu’il a défendue en toute occasion, la justice contre l’arbitraire des jugements et l’injustice sociale.

 

La vérité qu’il a tenue comme une morale politique et qui le définissait comme intellectuel, comme historien, comme philosophe. 

 

La République qu’il n’a jamais abandonnée, à laquelle il a consacré plusieurs de ses plus grands combats.

 

Le courage précisément de combattre, de s’engager dans des luttes périlleuses dont la nécessité lui apparaissait si impérieuse : la solidarité pour les mineurs de Carmaux et les morts de Fourmies, de Courrières, de Villeneuve-Saint-Georges, la révolte contre la misère ouvrière et paysanne, la honte devant l’égoïsme de classe et la corruption des élites, la défense des Arméniens décimés dans l’empire ottoman, l’engagement pour le capitaine Dreyfus déporté à l’île du Diable, la dénonciation des massacres coloniaux. Enfin, le combat contre la guerre générale dont il avait compris, en historien philosophe, qu’elle allait détruire les sociétés et projeter les Etats dans la démesure de la violence.

 

Ces combats où Jaurès sut mobiliser toutes ses ressources intellectuelles, politiques, personnelles, où il sut rassembler autour de lui des collectivités nombreuses en firent, même avant son assassinat, un personnage de légende. Une mythologie jaurésienne était née. Elle donna à sa mémoire posthume, brusquement convoquée le 31 juillet 19914, une puissance sans équivalent. Ce courage qu’on lui reconnaissait enseignait aux personnes, aux citoyens, aux invisibles des sociétés qu’eux-mêmes pouvaient s’engager, qu’ils ne devaient jamais accepter, pour eux-mêmes comme pour les autres, l’injustice, la violence et la domination. Jaurès et plus tard son souvenir vivant ont permis que la politique pénètre la société et change jusqu’à ceux qui en étaient exclus. Il fait aimer la politique et l’a ouverte au monde. Il en a défini la dignité et la gloire, faites de l’héroïsme des valeurs de raison et de vérité qu’il salue dans son éloge de Francis de Pressensé à ses obsèques à Paris, le 22 janvier 1914. Contre le monstre de la guerre et sa culture de mort, Jaurès a opposé la force et le courage de l’engagement pour la liberté. 

 

C’est le sens des combats jaurésiens qui est rappelé ici, à côté des cendres de Victor Schœlcher, d’Emile Zola, de Jean Moulin, et bientôt celles de Pierre Brossolette, de Geneviève de Gaulle-Anthonioz, de Germaine Tillion, de Jean Zay. Jaurès au Panthéon éveille la vocation civique du monument. La liberté s’éclaire des ombres de l’histoire. C’est cette flamme que nous ranimons ici, en ce jour anniversaire de l’assassinat de Jaurès, et par l’œuvre de connaissance que poursuit depuis ses premières armes la Société d’études jaurésiennes et qu’éclaire aujourd’hui l’exposition présentée dans la nef pour le centenaire de 1914.    

 

 

Vincent Duclert

Membre du conseil d’administration

Commissaire de l’exposition du Panthéon « Jaurès contemporain, 1914-2014 »